Stéphane Allaire, Professeur au Département des sciences de l’éducation
An 2008.
Après plusieurs mois d’attente, je reçois enfin le résultat de l’évaluation d’un article soumis à The Journal of the Learning Sciences, une revue dans laquelle j’aspirais publier depuis quelques années, sans jamais avoir osé y soumettre quoi que ce soit jusque-là. Il s’agit d’un texte cosigné avec la direction de recherche et la présidence de mon jury de thèse. La seule lecture du titre du courriel, qui ne révèle pourtant rien sur le dénouement du processus, me donne des palpitations.
Je prends une respiration puis je plonge…
Refus. Sans invitation à soumettre une version révisée du texte dans le cadre du processus en cours. Huit pages bien condensées de commentaires. Au passage, on me fait remarquer que le texte, d’une longueur d’une trentaine depages, est plutôt court en comparaison à la quarantaine que la plupart de ceux publiés dans la revue comportent. Ah bon!
Déception. Frustration. Tant d’yeux ont lu et relu cette thèse. J’y ai apporté d’innombrables modifications. Des articles sur d’autres pans de ses résultats ont été publiés ailleurs. J’ai tout donné dans cet article. Et mes collègues chevronnés étaient confiants qu’il soit publié. Comment cette conclusion insensée est-elle possible?
Un passage obligé
Les comités d’évaluation des revues de recherche font partie des passages obligés, parfois les plus pénibles dans le travail d’un chercheur. L’expérience peut être même pire qu’un détour par le comité d’éthique de la recherche [rire taquin]. Pourtant, les comités de pairs sont nécessaires au développement rigoureux de la science. Comment donc vivre cette situation avec une zénitude relative, en particulier lors des difficiles moments de corrections majeures, voire de refus d’article?
C’est la question à laquelle je propose de soumettre quelques éléments de réflexion. Ceux-ci proviennent, pour la plupart, de ma propre expérience de chercheur – une vingtaine d’années – et de celle de responsable à la Revue canadienne de l’éducation durant cinq ans.
Le créneau de la revue
Certaines revues inscrivent leurs travaux dans un créneau particulier. Souvent, celui-ci est clairement mentionné sur leur site Web. Dans d’autres cas, cette orientation est plus tacite. Indépendamment de la qualité d’un texte, il est possible qu’un enjeu d’adéquation se pose avec ce qui est préconisé par le comité éditorial d’une revue. Le cas échéant, l’article cadrera simplement mieux ailleurs.
La nature de la tâche de l’évaluateur
Vous avez sûrement remarqué qu’alors que la réception des évaluations d’un article peut être pénible à vivre, on se prête plus naturellement au jeu lorsqu’il s’agit de commenter les textes d’autrui. La nature de la tâche est en cause. Un rôle bien différent est confié dans le second cas. Il s’agit d’attester de la rigueur d’une démarche. Quand on y pense, le travail d’un évaluateur qui demanderait peu de corrections serait considéré insignifiant.
En bref, même les très bons articles donnent lieu à des demandes de modifications, simplement parce que c’est le propre d’un évaluateur que d’en exiger.
Des expertises et des cadres pluriels
Chacun possède son expertise et ses cadres de référence pour aborder les objets de recherche qu’il étudie. Ceux-ci donnent lieu à des façons différentes de considérer une situation, un phénomène. Ils teinteront donc nécessairement les commentaires qui seront formulés à l’égard d’un texte, si bien ficelé puisse-t-il être.
Une décentration parfois difficile
Certaines personnes sont habitées par leurs cadres de référence à tel point qu’elles peinent à s’en décentrer pour apprécier un travail pour sa qualité intrinsèque. Comme disait un collègue : une évaluation est parfois davantage révélatrice de la méconnaissance de la personne qui l’a produite que de la valeur réelle du travail jugé.
Une construction collective
Avant chaque consultation des évaluations d’un article, pourquoi ne pas se remémorer que la recherche est un processus de construction sociale de connaissances? L’évaluation par les pairs est un jalon qui fait partie intégrante de cette pratique exigeante mais gratifiante, et tant contributoire à l’essor de notre secteur d’activité et de la société en général.
Vers l’acceptation
Bien que certaines évaluations viennent encore parfois piquer la fierté du chercheur (ou serait-ce de l’orgueil?), les commentaires des collègues contribuent au rehaussement de la qualité de nos travaux et, plus globalement, à notre développement professionnel. Il s’agit d’une conversation collective qui, heureusement, mène plus souvent qu’autrement à l’acceptation de nos travaux et, souhaitons-le, du processus d’évaluation par les pairs.
Mon article
Qu’est-il arrivé à l’article refusé dont j’ai parlé en introduction, vous demandez-vous peut-être?
Je m’en suis remis et j’ai laissé retomber la poussière pendant quelques jours avant de prendre une décision pour la suite.
Au bout du compte, j’ai abandonné l’idée de le publier dans la revue initiale. J’ai pris conscience que mon désir de publier dans cette revue avait aveuglé ma considération d’un de ses créneaux à l’époque.
Si mon souvenir est exact, j’ai scindé l’article en deux et j’ai publié une partie dans une revue italienne et l’autre dans les actes d’un colloque dans le cadre d’un congrès qui m’a permis de vivre une aventure personnelle rocambolesque en Australie. Ça, c’est une autre histoire…
Le travail de responsable de revue
J’en profite pour glisser quelques mots à propos du travail de responsable de revue, lequel parait parfois mystérieux.
Une partie de son mandat consiste à identifier des évaluateurs compétents – habituellement deux ou trois – pour fournir un avis éclairé sur chacun des textes soumis à la revue. Il veille aussi à la fluidité du processus d’évaluation, c’est-à-dire à ce que les évaluateurs fournissent leur appréciation dans des délais raisonnables. Il analyse les évaluations d’un même article pour en dégager les similitudes, les différences et en déterminer un constat d’ensemble sur l’ampleur des modifications à apporter. Dans certains cas, il reformule certains propos pour qu’ils soient mieux reçus ou compris par l’auteur de l’article concerné. De façon exceptionnelle, il intervient auprès d’un évaluateur qui manque de neutralité dans le jugement communiqué. En s’appuyant sur les commentaires des évaluateurs et l’avis du comité éditorial de la revue, il décide du sort d’un article et communique la décision à l’auteur. Le responsable d’une revue s’assure aussi que l’auteur répond de façon satisfaisante aux corrections demandées, c’est-à-dire qu’il fournisse une version révisée de son texte qui tienne réellement compte de l’avis des évaluateurs. Il juge aussi de la pertinence d’un désaccord manifesté par un auteur à l’égard d’un commentaire et, au besoin, en discute avec l’évaluateur concerné.
Le responsable d’une revue est donc en quelque sorte un passeur de frontières qui assume un rôle de médiation dans la conversation collective qu’est l’évaluation par les pairs. Bien que ce processus ait parfois l’air désincarné en raison notamment de l’implantation de portails de gestion numérique qui automatisent une partie du processus, il y a bien un humain derrière la machine. Il faut oser l’interpeler en cas de besoin. Par exemple, ce peut être en amont de la soumission d’un article pour vérifier sa pertinence eut égard au cadrage de la revue; parce qu’on peine à comprendre le sens de certaines corrections demandées, etc. Lorsque la demande est faite avec tact, un lien positif s’établit, ce qui agrémente d’autant le processus global d’évaluation.
Bonne consultation de l’évaluation de vos articles!