L’université face à l’effondrement

Éditorial

| Jacques Cherblanc, rédacteur en chef

Ce numéro aborde une question essentielle : face aux effondrements en cours – écologiques, sociaux, éducatifs -, sommes-nous, communautés universitaires, partie du problème ou de la solution?

Nous avons voulu poser la question avec un regard nuancé et critique. Car la fin du monde n’est pas une idée nouvelle : chaque génération, dans ses discours savants ou religieux, a porté ses propres visions d’effondrement et d’apocalypse. Ce qui souligne l’importance de clarifier les concepts que nous mobilisons : effondrement, collapsologie, transition, adaptation, crise… autant de termes qui n’ont pas la même portée ni les mêmes implications éthiques, sociales et politiques. Nous devons donc prendre le temps de nous entendre sur leur sens, sur ce qu’ils permettent de penser ou, au contraire, qui sidèrent et empêchent d’agir.

L’effondrement, loin d’être un simple événement ponctuel ou le fruit d’une pensée paranoïaque, se déploie aujourd’hui comme un horizon de sens à la fois plausible et hautement symbolique. Certes, à la condition qu’il ne signifie pas la fin de toute vie sur terre, mais plutôt qu’il évoque la fin d’un paradigme – celui d’une modernité fondée sur la croyance en un progrès infini – et appelle simultanément à repenser nos modes de pensée et d’action.

Au-delà des mots, c’est aussi notre manière même de penser qui est bousculée. Comme l’a montré Dipesh Chakrabarty dans The Climate of History in a Planetary Age, nous sommes désormais engagés dans une histoire planétaire où les frontières entre humain et non-humain s’effacent, remettant en cause nos catégories héritées de la modernité occidentale. Cette remise en question exige de penser autrement : par-delà nature et culture (Descola, 2005), mais aussi par-delà les dichotomies classiques entre progrès et déclin, crise et salut, développement et pauvreté. Dans cette perspective, Anna Tsing et ses collègues évoquent dans Arts of Living on a Damaged Planet la nécessité de cultiver des « arts de vivre » en contexte de ruines, où l’effondrement devient autant une menace qu’un révélateur de formes inédites de coexistence.

Dans ce contexte, l’université pourrait-elle devenir un de ces lieux d’invention d’arts de vivre sur une planète endommagée? C’est l’une des questions qui traverse ce numéro de Correspondance, qui réunit dix contributions disciplinaires – sous forme de textes, d’entrevue ou de capsule vidéo – explorant comment notre institution, en tant que lieu de savoir, de dialogue critique et de création, peut passer d’un rôle de spectatrice à celui, plus engagé et réflexif, de « spectactrice » de cette transformation nécessaire.
Peut-elle contribuer à penser autrement, à faire émerger des savoirs situés, modestes mais essentiels, capables de nourrir des pratiques de résilience, d’adaptation, voire d’émancipation collective, au cœur même des ruines du paradigme moderniste? C’est cette invitation à interroger notre propre positionnement – comme individus, comme chercheur·e·s, comme communauté universitaire – que ce numéro propose.


L’université face à l’effondrement

Julien Walter propose une plongée réflexive dans l’évolution de l’université elle‑même. Loin de se cantonner à ses fonctions originelles, l’institution doit s’interroger : ses missions d’enseignement, de recherche et de diffusion du savoir sont-elles encore à la hauteur des enjeux contemporains ? Walter analyse comment ces fonctions se recomposent – ou risquent de disparaître – sous l’effet des transformations économiques, écologiques et sociotechniques.

Informatique et effondrement

Sylvain Hallé explore la face cachée des technologies numériques. Sous son apparente immatérialité, le numérique génère des impacts écologiques majeurs, souvent invisibilisés. En explorant des pratiques concrètes, de la conception logicielle à la gestion des données et des équipements, il invite à penser une informatique de la sobriété, capable de fonctionner dans un monde aux ressources contraintes. Une réflexion stimulante sur les responsabilités des informaticiens, mais aussi sur nos usages quotidiens.

L’effondrement, l’université, et le risque

Hervé Saint-Louis propose de comprendre le rôle de l’université face à l’effondrement comme une réaction au risque, entendu au sens du sociologue allemand Ulrich Beck. À travers le récit d’une expérience pédagogique négative vécue par un professeur en design d’interaction, cet article tente de montrer combien c’est faire fausse route que de chercher à éviter le risque. Son existence est réelle, tout comme l’effondrement annoncé et, face à cela, l’université a la responsabilité de continuer à produire du savoir.

Le paradoxe de l’individualité de la formation à l’ère de la complexité

Stéphane Allaire pointe le paradoxe de deux pôles apparemment contradictoires : la formation, fondée sur l’autonomie et la singularité de chaque apprenant, et l’urgence collective de composer avec les risques d’effondrement (écologique, social, institutionnel). Allaire interroge ainsi les finalités individuelles de notre système éducatif à l’aune des défis complexes qui exigent des réponses solidaires et systémiques.

Quelle place et quel rôle pour l’université face à l’effondrement annoncé?

Charles Marty, à partir d’une clarification du concept d’effondrement, propose une réflexion rigoureuse sur les causes systémiques des crises actuelles et sur le rôle que peut jouer l’université pour en atténuer les effets. Un appel lucide à repenser la formation et la recherche en regard des bouleversements à venir.

Effondrement… ou Révolution tranquille mondiale… en pleine conscience?

Jean-François Boucher répond aux questions de Correspondance et propose de sortir de la lecture collapsologique et catastrophiste de la fin du monde: il propose une lecture alternative, et résolument éthique, de ce qu’il conçoit comme une transition socioécologique. Ainsi, plutôt qu’un effondrement à redouter, il préfère voir dans la situation actuelle une révolution tranquille mondiale déjà en cours, mais qui gagnerait à être menée en pleine conscience. Jean-François Boucher prône donc le dialogue interdisciplinaire et les récits porteurs de sens..

Comment l’université peut-elle devenir une agente de changement face à l’effondrement?

Olivier Riffon présente, en format vidéo, le nouveau paradigme d’« intervention-recherche » développé au sein du Grand Dialogue régional. Son balado aborde :

  • le contexte des multicrises et la nécessité de refondre nos systèmes
  • le défi du transfert scientifique vers les acteurs locaux
  • l’émergence de tiers‑espaces socioscientifiques où « pour, sur, avec et par » se redéfinissent les rôles de chacun·e
  • la dynamique du dialogue comme moteur d’innovation sociale

L’UQAC en transition: initiatives concrètes pour un développement durable

Patrick Faubert et Christian Fillion proposent un tour d’horizon des initiatives de développement durable mises en œuvre à l’UQAC. Touchant l’alimentation, la mobilité, l’énergie ou encore la vie communautaire, ces actions concrètes s’appuient sur une gouvernance structurée favorisant la cohérence et l’ancrage institutionnel. À travers ces efforts, l’UQAC se positionne comme une université en transition, déterminée à assumer son rôle face aux défis environnementaux et sociaux contemporains.

Les défis des géographes

Gilles‑H. Lemieux rappelle que la géographie, discipline-miroir de notre rapport spatial au monde, souffre aujourd’hui d’une érosion de sa perspective globale sous l’effet de la dispersion numérique et de l’instantanéité informationnelle. Pour Lemieux, raviver la capacité à penser « le tout » est essentiel : c’est le fondement même d’une géographie critique, apte à contrer l’écoanxiété et à inspirer des pratiques éducatives et citoyennes résilientes.

L’effondrement de la justice mondiale

Robert Dôle expose les multiples manquements des gouvernements aux normes juridiques internationales – traités, décisions du Conseil de sécurité, résolutions de l’Assemblée générale, recommandations d’ONG, principes humanistes et religieux. Son plaidoyer est sans détour : si l’obéissance aux lois est imposée aux citoyen·ne·s, c’est aujourd’hui aux gouvernements d’y être tenus, sous peine d’hypothéquer l’avenir même de l’humanité.


Ce numéro bénéficie aussi de la contribution de Benoît Melançon, du NAD\UQAC qui a réalisé l’illustration (humoristique et somme toute optimiste!) de couverture de ce numéro.


En parcourant les contributions de ce numéro, vous constaterez combien l’effondrement est moins une « fin » qu’un point de vue : une opportunité pour l’Université de réinventer sa posture, son rôle, ses contours, ses méthodes et ses alliances. Que ce soit par la réflexion critique, l’analyse spatiale, l’examen des rapports de force juridiques, la mise en perspective institutionnelle, l’innovation participative, ou le portait de tous les gestes concrets déjà réalisés, chaque contribution apporte un éclairage singulier sur ce moment charnière où la connaissance se fait moteur d’espoir plutôt que spectatrice passive d’un désastre annoncé. On ne sème pas le changement global du haut d’une tour d’ivoire.

Un immense merci aux collègues pour leurs contributions riches et diversifiées à ce numéro. J’espère que celles-ci vous inspireront des manières de penser, d’être et d’agir créatives, en correspondance avec la dialectique de la fin… et du début.

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