Romain Chesnaux, professeur et Vincent Adombi, étudiant au doctorat au Département des Sciences appliquées
Romain Chesnaux
Je dois d’abord avouer que je ne revendique pas d’expertise en Intelligence Artificielle (IA); mais par la force des choses, en tant que chercheur en sciences appliquées, je me suis questionné sur les bénéfices potentiels que l’IA pouvait contribuer à ma branche de science.
Mon champ d’intérêt et d’expertise est l’hydraulique souterraine ou l’hydrogéologie, c’est-à-dire, la science qui s’intéresse aux ressources en eaux souterraines. Les hydrogéologues étudient tant les aspects qualitatifs que quantitatifs des eaux souterraines qui sont contenues dans le sous-sol, au sein de réservoirs phréatiques que nous appelons nappes ou aquifères.
Vous comprendrez que notre grand défi pour caractériser la quantité et la qualité des eaux souterraines est que cette précieuse ressource se trouve sous nos pieds et qu’elle est donc non-visible, à la différence des eaux de surface, lacs et rivières.
Nos experts, professionnels et chercheurs disposent déjà de nombreux outils pour percer le mystère des eaux souterraines et conceptualiser cette ressource par des modèles. Il existe différents types de modèles : physiques, chimiques, stochastiques et mathématiques. Les modèles mathématiques sont les plus utilisés et se déclinent en deux types de sous-modèles : analytiques et numériques.
Je termine là mon cours 101 car j’aurais vite tendance à me croire en classe et continuer à déballer le contenu de ma science…Je reviens donc à l’IA.
L’IA permettrait de développer de nouveaux modèles basés sur l’apprentissage automatique de données sur les eaux souterraines, comme par exemple les niveaux de l’eau souterraine. Ces modèles d’apprentissage, une fois entraînés avec les données d’observation, dévoileraient avec une plus grande précision le comportement des eaux souterraines et permettraient de mieux prédire ce comportement, notamment en contexte de changements climatiques. C’est là qu’intervient le projet de doctorat de mon étudiant, Vincent Adombi.
Mes connaissances en IA étant très limitées, j’ai beaucoup appris de Vincent et des travaux que nous avons menés ensemble. Je crois vraiment que les étudiants ne sont pas les seuls à devoir apprendre; les profs aussi se doivent toujours de continuer à améliorer leurs connaissances…surtout en matière d’IA, l’exemple qui prouve que nous pouvons tous être dépassés par le développement rapide et multidimensionnel de nouvelles technologies !
J’en profite pour vous confier ma position actuelle : je ne suis pas encore converti à l’IA. Dans notre domaine, les données sont limitées car couteuses à acquérir à partir du souterrain; par conséquent, les modèles d’IA développés en hydrogéologie restent plus incertains que dans d’autres domaines où le « big data » est une ressource accessible. Aussi, l’acquisition de données en hydrogéologie est encore récente et les bases de données sont donc encore insuffisantes et trop peu garnies pour permettre d’alimenter les modèles d’IA et restituer des résultats justes. Par conséquent, les retombées de l’IA en hydrogéologie ne sont pas encore pleinement démontrées et nous sommes parmi les pionniers à amener l’IA en hydrogéologie.
L’avenir nous dira mieux si les performances de l’IA dans notre domaine auront une contribution significative pour la prédiction des écoulements d’eau souterraine. À l’heure actuelle, je reste donc plutôt ancré aux méthodes mathématiques, analytiques, traditionnelles et déterministes, même si je crois que l’IA peut jouer un rôle complémentaire (un nouvel outil dans notre boîte à outils); c’est d’ailleurs ce que Vincent a investigué avec succès.
Je laisse maintenant à Vincent le soin de vous faire part de ses découvertes dans la suite de cet article; il va vous parler de ses contributions dans le développement de modèles d’IA qui « raisonnent correctement » pour mieux anticiper les effets des changements climatiques sur les ressources en eaux souterraines…
Vincent Adombi
Je m’appelle Vincent Adombi, doctorant en sciences de la Terre à l’UQAC. J’utilise l’IA pour étudier l’impact que le changement climatique pourrait avoir sur l’évolution des ressources en eau souterraine au Québec.
En termes simples, l’IA est un algorithme ou une équation mathématique complexe auquel on présente des paires de données et qui détermine comment les relier. Le “comment” est ici ce que nous appelons un modèle. L’IA élabore elle-même ce modèle par le biais d’un apprentissage par essais et erreurs. Pour que l’IA soit performante dans cette tâche d’association, il faut lui présenter une immense quantité de paires de données.
En hydrogéologie, l’IA peut être utilisée pour analyser de vastes quantités de données climatiques historiques et actuelles, ainsi que des données sur les niveaux d’eau souterraine, les précipitations et d’autres facteurs pertinents. En utilisant ces données, l’IA peut identifier quelles relations (modèles) lient les facteurs climatiques aux niveaux d’eau souterraine. De telles relations peuvent ensuite être utilisées pour comprendre comment les modifications à long terme du climat, telles que l’augmentation des températures, les changements des régimes de précipitations – soit le changement climatique – peuvent affecter l’évolution des niveaux d’eau souterraine.
Comme vous venez de le constater, pour que l’IA soit efficace dans sa tâche d’association, il faut l’exposer à une vaste quantité de données. Or, le professeur Chesnaux le mentionnait plus tôt : en hydrogéologie, nous ne disposons habituellement pas de grandes quantités de données car leur acquisition est couteuse. Il est aussi important de noter que l’IA est généralement très efficace dans les tâches d’association mais sa manière de « raisonner » peut parfois être contre-intuitive, voire contre-nature, et cela n’est pas acceptable en sciences physiques et en particulier en hydrogéologie. Concrètement, il est facile d’observer que lorsqu’il pleut, les nappes souterraines peu profondes se remplissent. Dans mes travaux, certaines des IA que j’ai initialement développées me donnaient le raisonnement inverse : « Quand il pleut, la nappe se vide » ou encore « Plus il fait chaud, plus la nappe se remplit ». Vous convenez que cela est absurde. C’est à ce niveau que résidait l’un des défis majeurs de mon doctorat : comment contraindre l’IA à bien raisonner? Si l’IA a le mauvais raisonnement, ses projections futures en termes d’impact du changement climatique sur les ressources en eau souterraine n’auront également aucune utilité scientifique.
Pour parvenir à faire « raisonner » correctement l’IA, la solution réside dans les mathématiques qui décrivent son raisonnement. Mon doctorat m’a permis de proposer une correction de ces mathématiques qui, si elle était appliquée, garantirait que l’IA puisse « raisonner » correctement. Cette correction m’a permis de développer de nouvelles IA capables de raisonner correctement en étant toujours efficaces dans leur tâche d’association entre variables climatiques, telles que les précipitations et le niveau des nappes d’eau souterraine. A l’aide des projections futures de l’évolution des variables climatiques, les IA développées ont permis de projeter les niveaux d’eau souterraine futurs au Québec. Les résultats semblent montrer une légère augmentation des niveaux d’eau souterraine d’environ 7 cm sur la période 2011 – 2090 et pouvant atteindre 20 à 70 cm quelque rares fois. Il convient de noter qu’il s’agit de résultats préliminaires, qui ne demandent qu’à être réfutés ou confirmés. C’est pourquoi d’autres travaux devront être menés, en s’appuyant sur des bases de données hydrogéologiques qui continueront à s’enrichir au fil du temps et qui permettront de mieux alimenter l’IA, qui à son tour affinera la justesse des résultats que nous obtiendrons.