Joanie Desgagné, professeure au Département des sciences de l’éducation
Aujourd’hui, je vais vous parler du reste.
Enfant, j’avais déjà ce penchant pour les longs après-midis de lecture emmitouflée dans ma pèlerine et les matinées d’écriture à nu au cœur de ma bleuetière fertile aux abords du terrain de campagne de mes grands-parents, à St-David-de-Falardeau. Mais à cette époque, lire, écrire étaient un jeu. Cela m’apparait depuis quelques années comme une question de survie, une nécessité. Écrire pour ne pas oublier, pour ne pas s’oublier, pour ne pas s’étioler. Avide d’un miroir de mon existence, de ma vérité. C’est en lisant les mémoires de Simone de Beauvoir et d’Annie Ernaux dans ma vingtaine que j’ai réalisé comment une femme peut parvenir à dépasser sa situation historique ou sa classe sociale et comment, grâce à des femmes comme elles, le monde intellectuel et universitaire nous appartient aujourd’hui. J’ai toujours voulu faire honneur à ces femmes et depuis ces lectures, ai toujours refusé de me résigner à vivre et que ma vie ne serve à rien. L’écriture de ma thèse a été pour moi le moyen de frayer mon chemin vers ce rêve d’accéder au monde intellectuel, vers l’accession à ce rôle de professeure-chercheuse comme l’aboutissement ultime de la réussite ou comme l’acte le plus féministe qui soit.
Pendant les cinq dernières années, les lettres ont défilé et ont fini par prendre toute la place ; toute la place qui leur revenait. Elles sont devenues aussi vitales que la bouteille d’oxygène pour le plongeur qui se trouve à quarante mètres sous l’eau. Ne pas écrire, ne pas rédiger ma thèse, menait à l’asphyxie. L’asphyxie émotionnelle. Mon âme appartenant désormais à l’acte d’écrire comme celui de la religieuse appartient à Dieu. Faire vœu de chasteté et de pauvreté : quitter mon poste d’enseignante et me consacrer à temps plein à ce projet. S’étendre au sol, les bras en croix, crucifiée, puis renaitre. Renoncer à soi et se dédier à plus grand. Faire œuvre utile. Broder de mots et d’idées de vastes prières comme des consolations, des mises en mouvement, des échos. Des chapelets qui rassemblent, qui unissent. Mille mortels ouvrent un même livre, dans un même temps, dans un espace autre, récitant dans un murmure pour eux-mêmes et le divin un même texte qui devient la plus belle prière qui soit.Quoi de plus sublime que la compagnie de ces mille cœurs harmonisés au rythme d’une même lecture pour un lecteur blotti dans la solitude apparente d’un fauteuil. Renoncer à soi et se dédier à plus grand, je disais. Écrire est un acte grandiose. Aussi grandiose que de rassembler toute sa vie dans un simple coffre et faire son entrée au couvent pour n’en ressortir qu’une fois morte, si Dieu le veut. Maintenant, si écrire est une chose, savoir ce que l’on veut écrire est une entreprise en soi. La quête de ce monde scientifique, de ce monde du rationnel, était au cœur de toutes mes décisions des dernières années. Et j’ai finalement rédigé et soutenu une thèse qui donnait un sens à plusieurs de mes questionnements personnels. Si je n’ai pas trop souffert de la solitude pendant cette période, c’est que je la jugeais nécessaire et fertile.
Au début de l’été 2022, j’ai su que je devais quitter la capitale et déménager à Sept-Îles avant la fin de l’été. Décrocher un poste de professeure avant la fin de mon doctorat, c’était atteindre la ligne d’arrivée avant même d’avoir terminé ma course. Ce fut pourtant, à mon grand étonnement, le plus grand ennemi motivationnel que j’ai rencontré dans mon parcours doctoral. Je m’en suis voulu par la suite d’avoir négligé de réfléchir au rêve suivant ou d’avoir considéré l’accession à ce rôle comme une fin en soi. Ma quête était complétée, et puis quoi après ? Le travail était pourtant loin d’être terminé. Achever ma thèse dans ces circonstances a donc été un acte qui a nécessité que je me fasse violence jour après jour pendant un an. L’enthousiasme de donner de nouveaux cours, de me familiariser avec mes nouvelles fonctions et de découvrir un nouveau monde occupaient tout mon corps et toutes mes pensées. L’écriture de cette thèse était devenue un devoir, un fardeau et un geste associé à l’ennui et à l’obligation. (Par un concours de circonstances, j’ai trouvé un lieu d’écriture à St-David-de-Falardeau, à quelques mètres de là où j’avais découvert les joies de l’écriture dans mon enfance et c’est ce qui m’a permis d’aller au bout de cette fichue thèse). Dans ces circonstances, l’atteinte de mon rêve rimait donc avec d’innombrables remises en question et plus souvent qu’autrement avec un sentiment d’imposteur qui ne me quittait plus.
En bout de course (j’ai soutenu ma thèse en février 2024), j’ai également réalisé tout le manque d’équilibre dont j’avais souffert, sans en être pleinement consciente, pendant mes années d’étude. Ma quête du rationnel et du monde universitaire avait pris toute la place et avait laissé derrière elle ma quête personnelle et spirituelle. J’ai traversé la ligne d’arrivée en ayant l’impression d’avoir mis beaucoup de choses de côté : mon intérêt pour le jardinage et pour l’art, la lecture et l’écriture dans le plaisir, le jeu et le sport, ma vie sociale (et parfois familiale) et d’innombrables questionnements et champs d’intérêt. Je me réveillais dans mon poste de rêve avec l’impression d’avoir regardé le monde et la vie à travers une loupe pendant trop longtemps. Comme si mon regard était devenu étroit et que j’avais négligé de regarder l’horizon tout entier pendant toutes ces années. Quelle ironie alors que je faisais le doctorat pour élargir mon regard et pour faire naître de nouveaux questionnements ! Les limites de ma thèse pendant la dernière année de son écriture ne faisaient que me rappeler les limites de la science et du savoir et les limites de mon rôle de chercheuse. Cette entrée dans mon rêve a donc été assez brutal. Le rêve s’est vite transformé en réalité, en responsabilité et en quotidienneté.
En plus de ces tensions et de ces prises de conscience, j’ai aussi vécu ce changement de statut, de rôle, avec beaucoup d’isolement et de solitude. L’esprit met du temps à accepter un changement aussi symbolique. Avant ma soutenance, j’ai eu du mal à incarner mon rôle de professeure. Jusque dans mon habillement, je restais étudiante. D’autant que je ne me sentais pas tout à fait comprise des gens les plus proches de moi : j’avais contribué à creuser ce gouffre entre leur réalité et la mienne. Leurs questionnements et leur incompréhension des études supérieures, du rôle de professeure d’université et le fait de me retrouver si loin sur la Côte-Nord dans un pavillon encore en démarrage et sous-peuplé n’a fait que contribuer à augmenter ce sentiment de solitude. Une solitude qui me rendait triste et improductive désormais.
C’est au lendemain de ma soutenance de thèse que m’est apparu plus clairement mon dessein de professeure-chercheuse, s’il en est un. Il y avait ces deux chiens libres comme le vent sur le bord de la route qui mène au centre d’études universitaires à Sept-Îles. Un tout petit et un gros. Je n’aurais su identifier leur race, mais ils avaient tout de deux fidèles compagnons. On voyait bien, avec leurs poils bien brossés et leurs médailles qui accueillaient les rayons du soleil au ras de leur cou, que ces deux partenaires de crime s’autorisaient cette escapade interdite en déjouant leur destin de chiens de compagnie. Ils avaient ces airs de gamins sans attache qui n’ont que leur imagination comme limite quand sonnent les cloches annonçant la dernière heure de classe. Ils gambadaient gaiement, à un pas entre le rythme de la marche et celui de la course, vers une destination à la fois nette et imprécise, une destination sans point d’arrivée. Ils avaient ces airs d’hommes et de femmes délestés de tous soucis au lendemain de la rencontre du grand Amour. Ils se tenaient la tête haute, fiers comme des paons. Ils improvisaient leur chemin, traversant la route sans regarder si des voitures venaient. Libérés de la peur, libérés de la peur de la mort. Au volant de ma voiture, assujetti à mes rôles de mère, de prof et de femme, je fonçais vers mes devoirs habituels avant que ces deux cabots se pavanant dans leur déguisement d’Homme libre ne se heurtent à mes certitudes. Me laissant au cœur de ces turbulences, entourée d’automobilistes qui partageaient mon désemparement. Il faut parfois un simple pas de côté pour retrouver l’équilibre. Depuis cette rencontre, je peine à ne pas exiger la présence de l’inattendu. Et j’en viens même au fantasme d’enfiler ce costume de chien, comme on enfile ceux au théâtre ; comme si je me devais de monter sur scène pour livrer au monde. Revêtir un pelage soyeux sur lequel glisseraient, comme l’eau sur le dos d’un canard, l’interdit, la censure, les contraintes. Il me semblait alors que cet air de sale clébard qui se croit tout permis m’irait à ravir. M’éloigner de cette voix abstraite qui ne touche pas et me rapprocher du même coup de ce roman de la vie intérieure fécondée davantage par nos outrances, par nos fantasmes, par nos rêves que par nos scrupules. Pourvu que notre vérité ait un écho intemporel, une ombre buissonnière.
Ce canevas vierge qui se dresse maintenant devant moi ne me donne plus autant le vertige. J’ai plutôt le sentiment de pouvoir aujourd’hui toucher à la plus grande et à la plus belle des libertés. Je réalise désormais que l’accession à ce rôle de professeure-chercheuse n’est pas l’aboutissement ultime, mais plutôt le commencement d’un voyage personnel et professionnel à tracer et à tapisser de tout ce qui constitue mes nouveaux rêves et mes nouvelles priorités. Et pour ces raisons, je demeure persuadée que c’était l’acte le plus féministe qui soit.
Je remercie mes parents d’avoir encouragé mes écrits, mes lectures, mes voyages, mes prises de risque et ce, malgré leurs innombrables incompréhensions dans mon parcours. Je remercie les cinq femmes de mon jury qui m’ont inspirée, guidée et qui ont contribué à ma réussite doctorale. Et je remercie surtout les membres du Département des sciences de l’éducation de l’UQAC qui ont su croire en mes compétences et en mon regard alors même que je n’y croyais pas encore tout à fait moi-même. Si je croyais que vous aviez contribué à l’atteinte de mon plus grand rêve en m’octroyant ce poste, je réalise aujourd’hui que vous m’avez plutôt ouvert la porte à une infinité de nouveaux rêves. Merci pour cette opportunité.