Khadiyatoulah Fall, professeur en sciences du langage au Département des arts, des lettres et du langage
La liberté académique renvoie à l’ensemble des droits qui organisent la démocratie universitaire. L’adjectif « académique » qualifie un niveau d’enseignement, des comportements pédagogiques , des documents, un rapport au savoir, des relations professionnelles, des services qui structurent le fonctionnement démocratique des établissements supérieurs ou spécialisés dans un contexte de pluralisme des idées et de diversité des acteurs. Ce que la liberté académique couvre se matérialise aussi bien à travers les activités d’enseignement et de recherche que dans d’autres domaines de la vie universitaire.
Nous traiterons ici de la relation entre la liberté d’expression et la liberté d’enseignement. La liberté d’expression est un « objet d’enseignement » et « une modalité d’enseignement ». Objet d’enseignement car elle doit être objet d’étude dans les cours (et presque tous les cours le permettent) pour en faire comprendre les enjeux et l’importance dans nos sociétés de pluralisme et de démocratie. Elle est « modalité d’enseignement » car elle organise l’ordre du dire, l’ordre de la parole pédagogique avec les modulations nécessaires selon les niveaux de formation. Ainsi la liberté d’expression traverse tous les niveaux d’enseignement de l’école primaire à l’université, en passant par l’école secondaire et le collégial. Il est du rôle de l’éducation, à tous les niveaux, de rendre le sujet en formation sensible à la liberté d’expression, aux droits qu’elle confère ainsi qu’à ses relations avec d’autres droits tout aussi fondamentaux qui la confortent ou la limitent. C’est cette transversalité de la prise en charge de la liberté d’expression à tous les niveaux qui m’amène à dire que l’école a aussi pour fonction d’ instaurer « une culture commune de la liberté d’expression ». L’assassinat odieux de l’enseignant d’une école secondaire en France, Samuel Paty, qui a utilisé dans sa pratique pédagogique des caricatures du Prophète Mahomet illustre bien que ce n’est pas seulement à travers la parole universitaire que sont soulevées les polémiques sur la liberté d’expression.
Qu’est ce qui définit la liberté d’expression comme modalité d’enseignement et comme culture pédagogique? L’université médiévale avait inscrit le notion de « disputatio » au cœur de sa pratique pédagogique. Il s’agit d’une démarche intellectuelle de confrontation, d’opposition des idées, sur des questions de société, grâce à des arguments contraires. On cultivait ainsi chez les étudiants les compétences essentielles pour affirmer des points de vue, savoir les défendre, savoir réfuter des arguments dans une démarche rationnelle de construction des connaissances. L’art de la disputatio doit être au cœur de la formation scolaire et universitaire et cette démarche doit tenir compte de la modalité de gradation qui guide tout acte pédagogique. La liberté d’expression intellectuelle est ainsi l’énonciation d’un sujet qui exprime son droit de dire oui ou non et qui, lorsqu’il n’est pas d’accord, doit pouvoir exprimer sa désapprobation en bénéficiant de toute la protection de la loi. Une désapprobation peut se décliner sous un spectre large d’actes de langage. La question qui se pose alors est de définir les actes de langage qui rentrent dans ce que ce que la loi autorise et dans ce que le contrat de parole pédagogique autorise. Cette délimitation pose ainsi une frontière dans l’ordre du dire qui ne relève pas tout simplement de la seule subjectivité des acteurs en interaction. Les actes de langage de désappropriation peuvent se manifester par la critique, par le reproche, par le désaccord, par la condamnation, par l’accusation, par la censure, par le blâme, par l’interdiction, par la menace, par l’offense, par l’intimidation, etc.. Quels sont les actes de langage qui caractérisent la liberté d’expression et qui sont conformes à la mission de formation scientifique et d’éducation citoyenne dans les institutions d’enseignement?
L’objet réel du débat n’est donc pas une remise en question de la liberté d’expression ou de la liberté académique. L’objet du débat est de savoir ce que devient aujourd’hui la liberté d’expression dans nos institutions d’enseignement. En effet, la réflexion commune à laquelle nous sommes convoqués est la suite : de quelle liberté d’expression académique avons-nous besoin pour autant faire science que pour réussir notre métier de formateur dans le cadre d’un vivre ensemble. Dire la science, dire la vérité scientifique n’évacue pas le vivre ensemble.
Des garde-fous doivent demeurer.
Tout ne peut prétendre au statut de vérité dans les institutions d’enseignement car ces dernières ont pour mission de contenir les pensées fausses ou obscurantistes. Ainsi il y a des connaissances aujourd’hui acquises dans le champ du savoir scientifique que l’on ne peut remettre en cause. Les enseignants ne pourraient donc dans leur fonction soutenir que la terre est plate, remettre en question les principes du darwinisme, nier que l’esclavagisme et la Shoah n’ont pas existé, etc. Quand un enseignant se légitime par son appartenance à l’institution d’enseignement, surtout de haut niveau, il ne peut s’autoriser de tout dire. Les comités d’éthique créées pour contrôler la déontologie de la recherche ne permettent pas de tout faire. Il en est de même de la prise de parole de l’enseignant ou du chercheur lorsqu’il porte son habit d’universitaire.
Tout fait de société peut être objet de recherche et de débats dans les institutions d’enseignement. D’ailleurs lorsque l’on demande aux professeurs et aux chercheurs d’être à l’écoute des problèmes de société pour appuyer les politiques publiques sociales, culturelles, économiques, il leur est suggéré de prendre en charge les problèmes de société et même d’associer dans leurs démarches les partenaires sociaux. Les universités demeurent encore des espaces ouverts de débat avec de nombreux colloques et webinaires dans lesquels sont associés les partenaires sociaux, des séminaires, des publications de plus en plus disponibles à tous, des livres, des expositions, des prises de positions publiques dans les médias et réseaux sociaux. Les étudiants également trouvent des espaces de prise et de circulation de leurs paroles très diversifiés. La liberté d’expression est bien vivante. Il ne faudrait pas alors que les professeurs, les étudiants, les médias, les autorités administratives et les autorités politiques donnent à penser que la liberté de pensée académique est en faillite.
Ici au Québec comme ailleurs au Canada et dans d’autres parties du monde, des événements malheureux et inquiétants ont pu ébranler la liberté d’expression. Ces événements ne sont pas à banaliser mais il ne faut pas non plus exagérer et donner la même lecture de la situation ici au Québec qu’en France et aux États-Unis. Les situations sont différentes et méritent des analyses différentes
La liberté d’expression perd son sens lorsqu’elle prétend faire sens en s’affranchissant d’une théorie de l’altérité et du vivre en commun. Lorsqu’elle occulte la présence de l’autre, la liberté d’expression devient un absolu. Ce qu’elle ne peut être dans une société de confrontation des droits et de valeurs. Il y a un risque parfois à faire un usage absolu de sa liberté d’expression même si la loi le permet. Nous sommes confrontés aujourd’hui à des problèmes de société qui remettent en question notre éthique de la discussion et qui portent sur des sujets d’extrême sensibilité liés au religieux, à la race, au genre, aux identités, au décolonialisme, etc. Ces sujets lorsque débattus révèlent des postures scientifiques, militantes, activistes. Quelle fabrique de la parole pédagogique ensemble construire pour résister à toute censure, toute intimidation, toute violence verbale, « tout maccarthysme » pour nous retrouver autour d’un contrat du dire qui puisse favoriser l’échange sans offenser les sensibilités? La liberté d’expression, dans n’importe quel lieu d’enseignement, doit être intransigeante sur le droit à la critique, sur le fait qu’il n’y a nul espace en démocratie qui échappe au débat. Mais tout cela doit s’adosser à la modalité du respect de l’autre et de ses sensibilités. Voilà le grand défi de la fabrique de la parole pédagogique. Cette parole pédagogique a été heurtée dernièrement et il faut la refonder.