Je suis prof et

Je suis prof et… sous antidépresseurs

Sophie Del Fa, professeure de communication, Département des arts, des lettres et du langage

Avertissement : ce texte touche des sujets qui peuvent heurter la sensibilité, comme le suicide et la dépression.  

On supportera la violence et l’injustice, non seulement pour devenir endurant et se préparer à tous les malheurs qui pourront arriver – ce qui est la forme classique – mais comme exercice d’amitié, d’affection, de liens en tout cas intenses avec le genre humain tout entier.
Michel Foucault, Le courage de la vérité, p. 275.

Je suis prof et sous antidépresseurs (et je suis loin d’être la seule)[1].

Ces derniers mois, je me suis heurtée à la rigidité bureaucratique, à la violence institutionnelle, à la peur de l’autre, au refus de la discussion, à la pression académique et à l’avalanche des sollicitations qui brûlent le corps et l’esprit. Tout en luttant pour bâtir des projets engagés vers des changements sociaux, j’ai été éjectée à mille lieues de mes valeurs et de ce qui me pousse à agir dans ma vie quotidienne et dans mon métier.

Aujourd’hui, je récupère et je renoue avec ce que j’aime faire : questionner. Pourtant, j’ai du mal à lire, à me concentrer, à dormir, à manger, à comprendre lorsque l’on me parle. Je dois recoller les morceaux qui ont été brisés et faire avec la peur de ne plus jamais y arriver et celle de ne cesser d’errer sans but. Pendant que tout le monde a avancé, j’ai reculé. Alors, pour conjurer le sort, j’ai eu envie de détourner cette rubrique pour parler de santé mentale. Je n’accuse personne, sinon un système universitaire nécrosé par des mécaniques toxiques qui nous dévorent et qui font que nous réalisons notre métier dans un climat d’ultra concurrence et d’autoritarisme qui accroit notre vulnérabilité et qui détruit notre santé mentale. Ce texte est un appel à collectivement nous demander : comment allons-nous? Et surtout, un appel à ouvrir le dialogue sur une nouvelle manière de prendre soin les un·e·s des autres.

Trouble de l’adaptation

En juin dernier, à cause d’une série d’évènements et d’un épuisement généralisé, je me précipite aux urgences. Arrêt de travail pendant 1 mois. En juillet, je consulte un médecin pour prolonger cet arrêt. Le diagnostic tombe : trouble de l’adaptation avec anxiété sévère, crises de panique, altération de la concentration. Traitement indiqué : Citalopram©.

Quelques jours plus tard, l’assurance salaire me reconnaît une « totale invalidité depuis le 10 juin ». Au fil des jours je n’arrive pas à m’enlever ce diagnostic de la tête : trouble de l’adaptation. Curieuse je fais une petite recherche rapide, et sur Wikipédia je trouve que :

Le trouble de l’adaptation est une réponse psychologique à un ou plusieurs groupes de situations stressantes, causant des symptômes émotionnels et psychologiques. Les conditions sont différentes de celles du trouble anxieux ou du trouble de stress post-traumatique, habituellement associés à une condition stressante (“Trouble de l’adaptation”, 2021).

Tout cela me semble bien vague. Pourquoi appeler cela un « trouble de l’adaptation »? Ce diagnostic continue de me hanter; il me renvoie à ma propre inaptitude, à mon incapacité à m’adapter à un métier qui peuple mes nuits de cauchemars. Pourtant, pendant mes deux premières années en tant que professeure je me suis conformée à la pression généralisée du rythme universitaire. J’ai tout fait dans les règles, j’ai reçu plusieurs subventions des grandes instances, effectué mon enseignement avec brio, publié des articles, participé à des conférences, contribué à la région. J’ai été « productive », en somme. Comme toutes et tous, je survivais et tout en détestant ce rythme effréné je me suis conformée. Pourtant, le médecin me déclare inadaptée.

J’essaye donc le Citalopram© : nausées, étourdissements, bouffées de chaleur, des ecchymoses apparaissent sur mes jambes, idées suicidaires. J’arrête après trois jours. C’est insupportable. Les rendez-vous avec mon médecin se poursuivent, et ce dernier diminue la dose pour que je supporte mieux le traitement. Mais mon corps refuse toujours. J’ai peur. En septembre, nouveau rendez-vous. Une journée difficile. J’éclate en sanglots dans le cabinet du médecin. Je n’y arrive plus.

Le médecin me demande si je prends mes médicaments :
« Non, mon corps ne les supporte pas ».
« Comment voulez-vous que je vous aide alors? », me demande-t-il sur un ton sec.
Je tremble.
« Je ne suis pas malade, l’université est malade, le système est malade ».
« Bien sûr que vous êtes malade » me répond-il.

La répartie me manque, une solitude immense m’envahit. Ce diagnostic résonne en moi comme une sentence. L’étau se resserre, le discours pathologique s’abat sur moi. Il me prescrit une autre sorte de pilules (Trintellix©) que je prends depuis ce jour.

Vous êtes malade. Je suis inadaptée. Je suis troublée. Je suis malade.

La violence de ces paroles autoritaires qui s’ajoute à la violence institutionnelle me paralyse. J’erre sur mon sofa tout au long de la journée. Lorsqu’on me demande ce que je fais pour m’occuper en arrêt de travail, je ne sais quoi répondre. Les heures passent sans moi, l’existence ne me traverse plus, des idées noires s’emparent de mon esprit. Je sors parfois, quand cela est nécessaire. « Tu as l’air bien malgré tout », me disent les quelques personnes que je m’autorise à voir. Le trouble de l’adaptation ne se lit pas sur le visage, il se lit dans les entrailles, sur le cœur et dans les plis de la peau qui est fragile et vulnérable. Mon corps supporte mieux la petite dose des nouvelles pilules prescrites et les antidépresseurs font progressivement effet. J’intériorise cette idée : oui je suis malade. Je dois me guérir. Les pilules éteignent progressivement le feu intérieur qu’il me restait pour penser et pour lutter. Du lait coule désormais dans mes veines. La boule d’angoisse dans mon ventre s’estompe pour laisser place à un vide immense. Quelque chose qui me constituait m’a été enlevé. La médecine retire de moi ce qui me faisait exister et l’université m’émiette.

Vivre un trouble de l’adaptation c’est perdre ses repères. Je collectionne les blessures comme une philatéliste. Lorsque je regarde les murs de mon salon j’arrive désormais à déceler les nuances de textures et les imperfections laissées par le temps. Je suis les règles à la lettre et me conforme aux exigences de l’assureur. J’ai des rendez-vous hebdomadaires pour accompagner ma « réadaptation ». Jamais il ne sera question de ce à quoi je dois me réadapter : au climat toxique, à la pression à publier, à obtenir des subventions, à effectuer plusieurs métiers en un, à répondre aux étudiant·e·s, à concilier vie personnelle et professionnelle. On me pose des questions ambiguës auxquelles je dois faire attention de bien répondre. Oui, il y a des mauvaises réponses. On m’envoie des boites à outils, des techniques de relaxation et des stratégies quotidiennes pour mieux me sentir. Je parcours ces documents sans les comprendre. Est-ce que j’irai mieux une fois que j’aurai pris conscience de ma respiration? Une fois que j’aurai décelé les « erreurs dans ma routine » qui font que je m’épuise trop rapidement? Une fois que j’aurai rétabli mon « hygiène du sommeil » en me couchant et en me réveillant à la même heure tous les jours? Bref, est-ce que j’irai mieux quand j’aurai modelé chaque détail de ma vie pour qu’elle me rende « adaptée à mon travail »?

Prendre soin de soi

On me conseille de « prendre soin de moi » (sûrement la phrase que j’ai le plus entendue au cours des derniers mois) : marcher, faire des choses qui me font du bien, m’occuper de moi. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Prendre soin de moi. Comme une automate j’essaye : je peins mes ongles, je cuisine, je m’achète des cosmétiques, je brosse souvent mes cheveux, je lis de la poésie. Mais, je ne me sens pas mieux. Après avoir enchaîné ces gestes, je m’écroule épuisée de fatigue sur mon sofa et j’attends que les heures passent. Tout en moi se rétrécit : mes organes, ma pensée, mon énergie, mon envie de vivre. Bientôt, il sera l’heure d’aller se coucher. J’essaye de m’endormir, en vain.

Avec le recul je me rends compte que j’accumule cette fatigue depuis bien plus longtemps que les derniers mois. Elle s’est installée dès le début de mon doctorat en 2014 : multiplication des contrats de recherche et des charges de cours (pour joindre les deux bouts), rédaction de la thèse, se monter un « CV béton » pour trouver un emploi « après » … Nous sommes très tôt entraîné·e·s dans ce cycle infernal. On l’alimente uniformément et on s’y oublie.

Ces dernières semaines d’errance m’ont amenée à réfléchir au soin de soi comme voie de guérison. Tout d’abord, il faut convenir que ce discours néolibéral et individualiste est réservé à une élite qui a la capacité financière d’y avoir accès. Le soin de soi s’achète : manger bio, avoir le temps de s’octroyer une marche en forêt, payer un abonnement de yoga, recourir aux services d’une massothérapeute, etc. Prendre soin de soi est une pratique de consommation par laquelle nous sommes sensé·e·s nous réaliser pour mieux travailler, pour être plus productifs et productives et pour nous comporter adéquatement dans notre société. Voilà l’injonction de l’assureur et du médecin : guéris-toi pour te réadapter, pour te conformer à ce qui t’a détruite.

Mais posons-nous la question : est-ce sain de devoir user des heures précieuses à « prendre soin de soi » pour revenir dans un milieu où les refus à répétition, le syndrome de l’imposteur et le burnout sont monnaie courante (Jaremka et al., 2020) ? Est-ce sain de collectionner les pilules antidépressives, anti insomnie, anti anxiété, antipsychotique pour revenir dans un cercle vicieux qui banalise la souffrance psychologique et qui normalise la maladie mentale et surtout qui reproduit le système capitaliste? Comment faire autrement alors? Comment sortir de la pathologisation de l’inadaptation?

Dois-je vraiment m’adapter et soigner mon trouble?

Dans Le courage de la Vérité, son ultime cours au Collège de France en 1984, Foucault montre comment le souci de soi doit être avant tout un souci des autres, une manière de prendre soin des relations qui nous tiennent en commun en tant que collectif. La santé mentale ne s’améliorera pas à coup de diagnostics médicaux qui ne remettent pas en question les fonctionnements institutionnels et à coup d’antidépresseurs, mais plutôt à l’issue d’un travail de réflexion sérieux sur le milieu académique. Il est urgent de résister aux relations de pouvoir et de domination, pour aboutir à une pratique des relations aux autres en dehors des hiérarchies classiques et d’instituer des pratiques transversales, horizontales et ouvertes (Braidotti, 2019). Il ne s’agit plus de prendre soin de soi individuellement et d’acheter notre réadaptation, mais de prendre soin de notre collectif pour changer radicalement notre communauté. La tâche nous incombe de résister aux injonctions de productivité. Nous ne sommes pas des chiffres, les programmes non plus, les étudiant·e·s non plus. Nous ne sommes ni « troublé·e·s », ni « inadapté·e·s », au contraire, il est normal et non pathologique de ne pas supporter le climat et le rythme actuels.

Pour que nos corps ne se heurtent plus à la violence qui détruit les efforts que nous mettons à le guérir et pour préserver notre santé mentale, il faut une résistance à la dysfonction et à la souffrance en pansant nos relations dans notre collectif de travail. Les solutions doivent être collectives et réfléchies en commun. Il est nécessaire donc de parler de notre santé mentale, de dévoiler nos histoires, et de prendre soins les un·e·s des autres pour briser le cycle de la violence. L’épuisement et la souffrance sont devenus des « normativités ordinaires » et elles doivent être dénoncées au nom de l’attente à ce que les choses changent et que la vie soit autrement (Huët, 2021). Nous devons réintroduire une réflexion sur la finalité de notre travail pour lutter contre la colonisation capitaliste de notre mode de raisonnement, aujourd’hui centré sur l’efficacité et la quantité.

Déquantifions nos vies pour les requalifier. Organisons-nous pour réinventer notre travail. Soyons des lucioles, petites lueurs douloureuses (Didi-Huberman, 2009), pour faire de notre épuisement une force de changement.


Si vous êtes intéressé·e·s à former un groupe de parole autour de la santé mentale, veuillez me contacter à sophie_delfa@uqac.ca


Références

Braidotti, R. (2019). Posthuman Knowledge. Polity Press.

Didi-Huberman, G. (2009). Survivance des lucioles. Les Éditions de Minuit.

Foucault, M. (2009). Le courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1984 (EHESS). Seuil/Gallimard.

Huët, R. (2021). De si violentes fatigues. Les devenirs politiques de l’épuisement quotidien. Presses Universitaires de France.

Jaremka, L. M., Ackerman, J. M., Gawronski, B., Rule, N. O., Sweeny, K., Tropp, L. R., Metz, M. A., Molina, L., Ryan, W. S., & Vick, S. B. (2020). Common Academic Experiences No One Talks About: Repeated Rejection, Impostor Syndrome, and Burnout. Perspectives on Psychological Science, 15(3), 519–543. https://doi.org/10.1177/1745691619898848

Lacroix, M. (2020). L’épuisement comme norme. SPUQ Info, 310, 1–3.

Trouble de l’adaptation. (2021). In Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Trouble_de_l%27adaptation&oldid=179997082


[1] Comme le démontrent plusieurs études (voir par exemple les résultats de plusieurs enquêtes rapportés par Michel Lacroix (2020).