Des murs sont tombés

Sabrina Tremblay, professeure de travail social au Département des sciences humaines et sociales

Que de chemin parcouru ces deux dernières années! Avez-vous cette même impression que moi que, depuis le 27 février 2020[1], tout s’est passé à une vitesse folle et de façon si intense que les souvenirs de la vie d’avant se butent à un mur de brume? Pourtant il y a bien eu une vie avant. Mais depuis le début de la pandémie, la vie se résume à des changements et des adaptations. Surtout, à l’aube de cette troisième année de la pandémie, un besoin urgent de s’asseoir enfin pour faire des constats. Dans les lignes qui suivent, je souhaite vous partager mon humble analyse de quelques changements qui sont survenus dans ma vie de professeure à l’UQAC. De façon plus précise, car c’est la partie de ma tâche qui prend le plus de sens pour moi, je me concentrerai sur le volet de la recherche et celui du service aux collectivités externes qui, dans mon cas, sont fortement reliés.

La vie « persofessionnelle »

C’est un mot que j’ai inventé ces derniers temps. En tout cas, je ne l’ai encore vu nulle part ailleurs. Je vous le donne, faites-en ce que vous en voulez. Toujours est-il qu’il traduit ce rapprochement, voire cette fusion, des sphères personnelle et professionnelle de ma vie. Parce que les enfants ont été [trop?] souvent à la maison. Parce que le télétravail est désormais une réalité pour moi et mon conjoint. Parce que j’enseigne parfois des cours de ma maison. Parce que les réunions Zoom se multiplient sans fin. Parce que les heures de travail s’étirent tôt le matin ou tard le soir. Parce que, parce que, parce que…. Des murs sont tombés ces deux dernières années. Ma vie me fait l’effet d’une maison à aire ouverte. C’est bien pratique dans certains cas, mais de façon générale, je n’aime pas ça. Je m’ennuie parfois de ma vie d’avant avec des portes qui peuvent se barrer.

Des relations plus faciles

La plupart de mes projets de recherche se réalisent sous l’aulne de la recherche participative, c’est-à-dire des recherches qui « [invitent] les acteurs concernés à collaborer à toutes les étapes du processus de recherche, allant de l’identification de l’objet d’étude jusqu’à l’interprétation des résultats et l’application des connaissances produites » (Réseau de recherche en santé des populations, 2010, p. 1). Je suis aussi très fortement engagée dans les services aux collectivités externes. Je travaille souvent avec des groupes citoyens, des associations (OBNL), des municipalités ou des organismes communautaires. Or, malgré les belles prétentions précédemment citées, l’établissement des relations avec le milieu est parfois ardu. Une gêne, une réserve et parfois même de la suspicion sont perceptibles envers mon statut de prof-chercheure et mes « intentions réelles ». Parfois, ç’a été un fardeau dans l’avancement de nos objectifs commun. Or, depuis deux ans, je dirais que cela s’est amélioré grandement. De façon très arbitraire, j’attribue cette embellie à la pandémie. D’avoir vécu une situation difficile ensemble, dans de relatives mêmes conditions (encore que je me trouve encore à ce jour privilégiée dans mon vécu), d’avoir travaillé conjointement à trouver des solutions pour les populations vulnérables et surtout, d’avoir exposé ma vie personnelle à la caméra (enfants qui débarquent dans le Zoom avec une grimace, le chat qui monte sur le dossier de ma chaise, ou les chiens qui jappent après le livreur) ont sans aucun doute contribué à abattre ce mur de méfiance. J’aime définitivement cet aspect de la pandémie et j’espère que ce rapprochement demeurera.

Des nouvelles collaborations, de nouvelles possibilités

C’est une impression encore diffuse, mais que je partage avec plusieurs collègues et collaborateurs sur le terrain. Quelque part, au plus fort la pandémie, il y a des prises de conscience réelles qui se sont réalisées à divers niveaux de la société sur la nécessité de changer notre façon de travailler ensemble pour le développement de nos milieux. Ce n’est évidemment pas une préoccupation nouvelle et cette injonction à une plus grande concertation interstructurelle et intersectorielle est depuis longtemps souhaitée (Lachapelle & Bourque, 2020) , mais il semble que la pandémie a précipité quelque chose en la matière. Par exemple, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, on a vu des relations partenariales plus intenses, ouvertes et efficaces s’établir entre des élus, des représentants de la santé publique, des organismes communautaires et philanthropiques (Maltais, Tremblay, & Gilbert, 2021). Moi-même, depuis environ un an, je suis interpellée par des acteurs provenant surtout du secteur privé (des partenaires inhabituels dans mon champ d’expertise) qui veulent « faire quelque chose », mais ne savent pas trop par où commencer. Alors on s’assoit ensemble, on regarde ce qui est possible et on rêve un peu. Certains repartent un peu déçus que ça ne soit pas si facile que ça d’agir sur les problèmes sociaux. Mais je reste patiente et optimiste. Je sais qu’on se reverra à court ou moyen terme. Des graines ont été semées dans un terreau fertile. Ça finira bien par germer. Oh bien sûr, la situation est encore perfectible (je suis optimiste, pas naïve) et j’hésiterais à dire que tous les murs sont tombés en ce domaine. Mais il y a des brèches manifestes. La pandémie de la COVID-19 détient un fort potentiel d’innovation sociale et j’observe avec grand intérêt ce qui se dessine sous nos yeux présentement.

Concluons

Quel bilan, donc, faire de ces deux dernières années? D’abord, je réitère que je me considère comme excessivement choyée dans cette crise. Jamais mon emploi n’a été menacé. Jamais je n’ai craint pour ma santé ou celle de mes proches. Je n’ai pas eu à aller au front pour soigner les personnes atteintes par la COVID. Tout ce que j’ai eu à faire, c’est de suivre les consignes sanitaires, d’adapter mes enseignements et faire le deuil de certains projets de recherche en tout ou en partie. Ç’a été dur, stressant et parfois décourageant, mais malgré cela, j’ai de la difficulté à dire que je regrette ma vie professionnelle (et personnelle?) d’avant. Le mur de brume dont je parlais en introduction peut bien rester là. Je regarderai pour ma part en avant.


Références

Lachapelle, R., & Bourque, D. (2020). Intervenir en développement des territoires. Québec: Presses de l’université du Québec.

Maltais, D., Tremblay, S., & Gilbert, S. (2021). Organismes communautaires et Covid-19 : Impacts, résilience et innovation dans le secteur des organismes en sécurité alimentaire du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Note de recherche (pp. 35). Chicoutimi: Groupe de recherche en interventions régionales.

Réseau de recherche en santé des populations. (2010). La recherche participative : un levier pour l’action en santé publique. Carnets synthèse, 8(Octobre), 2. Repéré à http://www.santecom.qc.ca/bibliothequevirtuelle/hyperion/carnetsynthese/2958.pdf


[1] Date du premier cas de COVID-19 répertorié au Québec. Source : https://www.inspq.qc.ca/covid-19/donnees/ligne-du-temps

La Correspondance

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