Enseigner ou enseigner bien ?

Mustapha Fahmi, professeur de littérature anglaise au Départements des arts, des lettres et du langage

Like a dull actor now,
I have forgot my part…

Shakespeare

L’enseignement à distance est une option fort utile en temps de crise, mais il est loin, à mon avis, d’être l’enseignement de l’avenir, comme le prétendent plusieurs personnes.

L’enseignement est une activité fondamentalement sociale et profondément dialogique. Un dialogue, dans le sens philosophique où je l’entends, n’est pas un échange de paroles, d’opinions ou d’idées, mais bien une interaction entre deux consciences : comme professeur, je sais si mes explications sont claires ou non rien qu’en regardant mes étudiants dans les yeux. Les mots qu’on prononce devant un groupe de personnes ressemblent en quelque sorte à des pierres qu’on lance dans une rivière ou dans un étang : la réaction que l’on reçoit reflète non seulement la profondeur des eaux, mais aussi le poids de chaque pierre. Autrement dit, le regard complice, perplexe ou perdu d’un étudiant ou d’une étudiante est le signal dont j’ai besoin pour savoir si je dois maintenir ma démarche pédagogique, la modifier ou la changer complètement. C’est dans la clarté des yeux de mes étudiants que je vois les contours de ma compétence. Loin d’eux, j’ai l’impression d’exister mais sans savoir exactement à quoi je ressemble comme professeur. 

Toute démarche, toute activité, tout art vise un certain bien, selon Aristote : on peut donc définir le bien comme « la visée de tout ». Ce que cette célèbre définition signifie, en d’autres termes, c’est que chaque chose se réalise en poursuivant sa propre et unique finalité; ou, si l’on préfère, que chaque chose cherche à être bonne dans ce qui la distingue. Le but unique d’un couteau, par exemple, ce n’est pas de couper, comme on aurait tendance à le penser, mais de bien couper. Cela explique pourquoi nous disposons d’une variété de couteaux dans nos cuisines. Certes, un seul couteau suffit à couper à la fois le pain, la viande, les légumes et les fruits, mais peut-il bien les couper ? Tous ? Certainement pas. Selon le même principe, l’objectif qu’un professeur doit viser pour s’accomplir pleinement dans sa vie professionnelle, ce n’est pas d’enseigner, mais de bien enseigner. N’importe qui peut donner des leçons et partager ses connaissances avec les autres, mais on n’apprend pas de n’importe qui ; seuls les bons professeurs sont capables d’ouvrir les yeux et les esprits, d’aider les autres à élargir leurs horizons. On peut illustrer l’idée d’Aristote de plusieurs façons en citant plusieurs exemples : il ne faut pas se contenter de parler, d’écouter, d’étudier ou de vivre, il faut bien parler, bien écouter, bien étudier et bien vivre. En somme, il ne s’agit pas de faire les choses dans la vie, mais de bien les faire ; non seulement par devoir envers les autres, mais aussi par obligation envers soi-même. Un professeur qui n’enseigne pas bien, c’est comme un couteau qui ne coupe pas bien : il ne se réalise qu’à moitié[i]. Toutefois, pour bien enseigner, un professeur doit avant tout respecter la nature « performative » de sa profession.

L’enseignement est un processus créatif, un art : tel un acteur, l’enseignant dispose d’une scène et d’un public devant lequel il doit user de son talent pour produire une bonne « performance ». Il peut donner le même cours plusieurs fois, mais jamais la même performance. Car celle-ci ne dépend pas que de lui ou que de son expertise. Elle dépend aussi, et surtout, de l’ambiance qui nait à l’intérieur des limites fécondes d’une salle de cours ; une ambiance qui lui permet de se « connecter », dans le sens noble et humain du terme, avec chaque membre de son auditoire et de recevoir l’encouragement, ou la résistance, dont il a besoin pour s’améliorer, pour devenir un meilleur professeur. 

À distance, on enseigne ; en classe, on enseigne bien.


[i] Mustapha Fahmi, La promesse de Juliette, La Peuplade, 2021, p. 31-40.

La Correspondance

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