Cocasserie artificielle

Stéphane Allaire, professeur au Département des sciences de l’éducation

À l’automne dernier, j’ai profité d’un nouveau cours à la maitrise en éducation pour expérimenter l’usage de ChatGPT en enseignement. D’entrée de jeu, je précise qu’il s’agit d’une utilisation bien modeste, loin de révolutionner quoi que ce soit. Néanmoins, je la partage puisqu’elle est cocasse et susceptible de contribuer à la réflexion générale entourant les outils d’IA. Avant d’entrée dans le vif du sujet, il importe de fournir quelques explications à propos du cours dont j’avais la responsabilité, soit « Coélaboration de connaissances en éducation : fondements et pratiques ».

Contexte du cours

La coélaboration de connaissances est une théorie, pédagogie et technologie qui se développe depuis une quarantaine d’années, dans la foulée de travaux sur l’expertise et l’écriture. Ancrée dans le courant des sciences de l’apprentissage, elle permet de déployer une culture centrée sur la créativité et l’avancement collectif, et ce, dès l’école primaire. Une vaste communauté internationale de chercheurs et de praticiens s’y intéressent. Plus spécifiquement, Allaire et Laferrière (2013) rappellent que

l’apprentissage est un processus personnel interne qui aboutit à l’appropriation d’une partie du capital de connaissances existant, alors que la coélaboration de connaissances vise l’amélioration, l’enrichissement délibéré de ce capital culturel. Dans cette forme avancée de coconstruction de connaissances, les idées, les connaissances sont considérées comme des objets – des objets conceptuels – et c’est à travers le discours qu’entretiennent les membres d’une communauté qu’elles se peaufinent. Ainsi, une communauté d’élaboration de connaissances cherche, de façon intentionnelle, à repousser les frontières de ce qui a de la valeur pour elle, de ce qu’elle connaît collectivement (p. 1).

Une partie importante du cours consistait à participer à une communauté d’élaboration de connaissances, par l’entremise d’un forum électronique spécialisé, le Knowledge Forum. Ce type de communauté fonctionne habituellement à partir du principe d’intentionnalité, c’est-à-dire que les étudiants sont mis à contribution pour identifier les objets qui seront au cœur de la démarche de compréhension et d’investigation du collectif. Autrement dit, les contenus à s’approprier ne sont pas prescrits par le professeur, bien que ce dernier puisse contribuer à les circonscrire, au même titre que les étudiants.

Pour y parvenir, une phase exploratoire s’est déroulée sur une période d’environ deux semaines. Il s’agissait de proposer des idées qui, en les approfondissant éventuellement, auraient le potentiel de contribuer à l’avancement de l’éducation. La consigne était délibérément formulée de façon générale.

Nombre d’idées initiales ont été émises par les étudiants et il était impossible de toutes y donner suite. Une phase de priorisation a donc eu lieu lors d’une conversation synchrone. Pour l’alimenter, nous nous sommes servis d’une fonctionnalité spécifique au forum utilisé, soit l’identification d’« idées prometteuses ». Parmi l’ensemble de celles partagées jusque-là, chaque étudiant était d’abord invité à en identifier trois. La fonctionnalité a ensuite permis de générer un tableau illustrant celles les plus populaires au sein de la communauté. Ce tableau a balisé la conversation, dont la finalité était de parvenir à la formulation d’un énoncé d’investigation qui porterait le travail de la communauté pendant les deux derniers mois du trimestre. Or, le fait est que nous avons manqué de temps pour nous entendre sur un énoncé final lors de la séance qui y était dédiée. Il fallait donc trouver une solution de rechange…

L’IA en subterfuge

Au terme de la séance en question, j’ai donc proposé aux étudiants intéressés d’acheminer, dans les 24h, une proposition d’énoncé d’investigation à partir des idées prometteuses les plus populaires. Tous auraient ensuite l’occasion de voter à partir des énoncés reçus et celui totalisant le plus de votes serait retenu pour la suite du travail du collectif.

Deux étudiants ont acheminé une proposition d’énoncé. J’en ai écrit un troisième de mon propre crû. Puis j’ai fait mon finaud. À partir des idées prometteuses sélectionnées par les étudiants, j’ai demandé à ChatGPT de rédiger un énoncé d’investigation d’une longueur semblable à celle des énoncés soumis par les étudiants.

Les quatre énoncés ont ensuite été mis au vote. Lors de celui-ci, les étudiants ne savaient pas qui avait rédigé quel énoncé.

Quelle ne fut pas le double étonnement lorsque j’ai annoncé aux étudiants que l’énoncé retenu était celui formulé par… l’IA! D’une part, plusieurs étaient stupéfaits qu’un prof. d’université ait pu s’adonner à un tel exercice. D’autre part, il y avait un sentiment généralisé de déception. Désolation du fait que l’IA soit capable de synthétiser mieux que nous nos propres idées! Déception d’avoir été incapable de distinguer l’« auteur ».

Par ailleurs, les étudiants ont beaucoup apprécié la conversation sur l’intégrité intellectuelle et le potentiel pédagogique de l’IA auquel ce subterfuge a donné lieu.

Pour ma part, tout en reconnaissant les atouts de tels outils, je me questionne en particulier sur les conséquences à leur sous-traiter des tâches de rédaction de fond. Pas tant par rapport aux inexactitudes ou faussetés qui peuvent en découler qu’à propos de l’incidence potentielle sur le développement de la pensée humaine. L’influence du langage et notamment de l’écriture y est bien connue. Par exemple, lorsque j’ai mis 30-40 minutes pour rédiger un énoncé d’investigation à partir des idées que nous avions développées, cela a contribué à enrichir, voire à restructurer différemment ma compréhension de notre travail. Il y a là un gain qualitatif net et il importe de se rappeler que le langage n’a pas que pour fonction la communication d’un message. Il comporte aussi une fonction dite épistémique, laquelle contribue à l’organisation, voire à l’élaboration de connaissances.

La perception de surface de plusieurs outils d’IA en est une de gain de temps et de productivité. Mais au détriment de quoi…

La Correspondance

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