| Marie Fall, professeure de géographie et coopération internationale au Département des sciences humaines et sociales
Correspondance: Bonjour Marie, merci d’accepter de partager tes réflexions autour de la fatigue à l’université. Première question: peux-tu partager ton expérience personnelle de la fatigue dans le milieu universitaire?
Personnellement, je reconnais que ma fatigue découle de plusieurs facteurs dont l’entrelacement entre vie personnelle, vie professionnelle, vie familiale et engagement communautaire. La conciliation entre ces sphères amène une charge mentale élevée. Je navigue entre des univers socioculturels différents en tant que professeure d’origine étrangère, souvent en mobilité internationale, qui travaille avec des équipes et des collaborateurs n’évoluant pas toujours dans les mêmes systèmes bureautiques, les mêmes normes administratives, les mêmes contextes environnementaux, etc. Trouver un équilibre, c’est un travail au quotidien.
Collectivement, les changements continuels qui s’opèrent dans le milieu universitaire expliquent, en grande partie, la fatigue ressentie par plusieurs d’entre nous. Dans une discussion récente avec des collègues, nous soulignions les réformes qui prennent la forme d’exigences à s’approprier et à opérationnaliser dans des délais courts sans support suffisant ou approprié pour nous accompagner ; les innovations technologiques à maîtriser, intégrer dans nos cours et adapter à notre enseignement ; les nouvelles approches pédagogiques qui nous obligent à revoir régulièrement nos méthodes d’enseignement ; nos plans de cours qui deviennent de plus en plus complexes à élaborer ; les nombreux projets, avec des équipes aux quatre coins du monde, qui nous demandent une veille continuelle ; et notre perpétuelle course vers la performance. Nous avons une tâche qui s’accumule d’année en année, et nous « pelletons » en avant tout ce que nous ne pouvons pas réaliser, dans les délais, faute de temps, et parfois d’énergie ou de ressources. Nous avons des groupes d’étudiants de plus en plus diversifiés et très hétérogènes qui exigent continuellement des réajustements des contenus de cours et des évaluations ainsi que la diversification des méthodes pédagogiques. Nous devons ainsi nous adapter à la réalité des étudiants actuels, connaître leurs cultures, leurs valeurs, leurs compétences, leurs attentes mais surtout leurs angoisses et leurs fragilités. L’anxiété de performance de certains étudiants nous met beaucoup de pression. Il faut répondre rapidement aux demandes et répéter des consignes déjà présentées au risque d’être bombardée de messages. L’attention portée à des clientèles spécifiques (étudiants à besoins particuliers et/ou spécifiques, étudiants internationaux, étudiants autochtones, etc.) bouleverse le paradigme auquel nous sommes habitués. Même si ces changements sont nécessaires, ils vont plus vite que notre capacité d’adaptation. Je ne pense pas me tromper en disant que la lourdeur de la tâche, en raison de tous ces changements constants et à vive allure, conduit à une fatigue, voire à de l’épuisement, qui affecte notre qualité de vie au travail. Le manque de reconnaissance et de réalisme face à la tâche amène le sentiment de ne jamais en faire assez en qualité et en quantité. Des décisions administratives sans concertation ont un impact sur notre tâche. De ce fait, une impression émerge à l’effet de ne pas être toujours partie prenante des décisions qui ont des incidences sur l’organisation de notre travail. Qui plus est, sous le couvert de l’information et de la consultation. Ces décisions donnent l’apparence à la communauté universitaire d’être sollicitée alors que le sentiment qui émerge en est un de pseudo consultation. Nous recevons, parfois, des courriels dérangeants et des paroles déplacées qau point où il faut faire des rappels sur la civilité ou instaurer des « espaces sécurisés » dans les réunions entre collègues. Heureusement, ces situations sont anecdotiques.
Selon toi, quelles sont les causes principales de cette fatigue dans l’université actuelle, tant au niveau individuel que collectif ?
La fatigue est un sujet tabou qui nécessite un dialogue honnête et intègre. Mais, chacun veut se protéger de l’autre, cacher ses vulnérabilités pour bien paraître. Pour plusieurs collègues, la fatigue s’est installée progressivement. La détresse collective que nous vivons dans le monde universitaire est aussi liée aux aspirations et aux motivations professionnelles des professeurs qui sont en dissonance par rapport aux attentes et aux contraintes des gestionnaires. Nous vivons assurément les conséquences d’une gestion axée sur les résultats (la fameuse GAR qui met de l’avant la performance, l’efficacité, l’efficience, l’atteinte de résultats, l’imputabilité) qui n’intègre pas souvent la dimension humaine dans les politiques et les procédures. Il faut remplir des colonnes et des formulaires! Pourtant, plusieurs experts québécois mentionnent l’importance que la GAR ne doive pas se faire au détriment de l’humain, d’où l’importance d’y associer des indicateurs sur le mieux-être au travail. De plus, maintes recherches confirment que le bien-être au travail contribue considérablement à la performance individuelle et organisationnelle.
La gestion des courriels est problématique. Nous recevons trop de sollicitations, d’appels à propositions, de demandes hors de nos champs de compétence, trop de courriels qui se répètent, trop de réponses à tous…Imaginez si vous êtes 100 sur le même courriel et que tout le monde ou presque accuse réception à tous… La gestion administrative et financière de nos projets prend de la place dans nos agendas. Le temps mis dans les formulaires et les différents rapports est énorme. Quand je pense au temps et à l’énergie que je dois déployer pour compléter rien que mes rapports de dépenses de séjours hors du Canada, avec des devises étrangères et des factures nombreuses (parfois non conformes) à rapporter, classer et vérifier, je ne peux m’empêcher d’avoir la flemme.
La pandémie de Covid-19 a « institutionnalisé » le travail à distance, le travail de partout et le travail de nulle part. L’intégration des nouvelles technologies et les différentes plateformes numériques nous immobilisent devant nos écrans à longueur de journée avec des réunions virtuelles qui se font dans différents créneaux horaires auxquels il faut s’adapter : se lever cinq à six heures en avance quand on a des réunions virtuelles avec des collègues en Europe ou en Afrique ou se coucher deux à trois heures plus tard quand on est soumis à l’heure de l’hémisphère Ouest. Les journées sont immensément longues. Les réunions virtuelles nous suivent partout : à l’hôpital, au garage, dans l’auto, et même quand on est en vacances ou en congé. Je plaide le droit à la totale déconnexion.
La fatigue dans le milieu universitaire vient aussi d’un manque chronique d’espaces de rencontres réels (là je veux dire en personne, en présentiel, en chair et en os, les yeux dans les yeux) et d’échanges amicaux. Les activités en présence sont de plus en plus difficiles à organiser. Et le temps qu’on prenait entre deux rencontres avec des humains pour marcher dehors, profiter du soleil, respirer l’air pur, s’émerveiller, discuter, rire, manger, boire, nous le consacrons à nos écrans passant d’une salle de réunion virtuelle à une autre. Difficile de rejoindre certains collègues autrement que par courriel, sans prendre le temps de se regarder, se dire bonjour, s’accueillir chaleureusement. Toutes les technologies, dites innovantes, sont de plus en plus au cœur de notre quotidien et viennent avec leur lot d’aliénation et de dépendance. Les cours et les réunions à distance détruisent tranquillement ce qui reste des liens fragiles qui existent dans nos universités qui risquent de devenir des « déserts humains ». Chacun est dans sa bulle, sur son écran ou pas, et loin les uns des autres même quand on est tout près. Le prochain défi est déjà là : l’intelligence artificielle. Nous n’y sommes pas préparés. Elle prend beaucoup de place. Elle peut être une belle opportunité mais nous devons l’apprivoiser avant qu’elle fasse disparaître notre humanité authentique.
Quels effets cette fatigue a-t-elle sur la qualité de vie, le travail académique ou les relations entre collègues?
La période postpandémie de Covid-19 est difficile : beaucoup de congés maladies, de retraits préventifs ou de démissions. L’isolement social et professionnel, les troubles de sommeil, les troubles alimentaires, la perte du goût du travail, la perte de sens, la perte de plaisir à socialiser, sont des symptômes d’un mal-être. Nous hésitons à serrer les mains, faire la bise, donner un câlin… Chacun s’organise avec ses défis et ses problèmes. Le chacun pour soi est devenu la règle dans certains milieux. Les relations entre collègues sont tantôt superficielles, tantôt polies, tantôt courtoises, mais peu d’investissements sincères, beaucoup de sous-groupes et des chasses-gardées. Nous travaillons en silo et en solo, très souvent. Mais, il ne faut pas généraliser. Il y a des petites lumières entre-nous et en nous qui ne demandent qu’à être amplifiées. La solidarité, la bienveillance, l’empathie, la sollicitude et la générosité sont bien présentes quand les Humains se rencontrent concrètement.
As-tu déjà observé ou expérimenté des initiatives qui ont eu un impact positif ?
Je n’ai pas personnellement expérimenté de telles initiatives à l’intérieur des murs de l’université. Je sais que des stations de bien-être et des espaces sont aménagés pour favoriser la détente. Mais, je ne sais pas si ces aménagements sont utilisés à leur plein potentiel. Des collègues ont participé à des démarches de dialogue avec des psychologues spécialisés en relation de travail. Mais je n’en connais pas les retombées concrètes.
Je participe à des rencontres d’équipes joviales et décontractées dans plusieurs milieux de travail surtout dans les organisations de coopération internationale. L’engagement solidaire amène plus de liens, plus de rires, plus de convivialité dans les réunions. Nous avons des profils diversifiés et tellement complémentaires que nous collaborons bien. Peut-être parce que nous venons de différents continents, de différentes universités, de différentes cultures organisationnelles et que nous transcendons nos différences. Notre humanité partagée nous rassemble et nous rapproche. Il y a là une inspiration formidable.
Selon toi, est-ce que la culture de la performance joue un rôle important dans la fatigue ressentie?
Aujourd’hui, tout est axé sur la performance. Nous sommes à la course à perdre haleine. Il faut être performant à la maison, au travail, dans les sports, dans les loisirs… Je vois que même dans les voyages, il y a une tendance nouvelle à rechercher la performance. Tout est contrôlé ! Nous avons des agendas surchargés et chaque heure de plus est une heure de trop. Le jeudi, tu as ta semaine dans le corps et dans le cerveau. Tu as mal aux pieds, tu as mal au dos, tu as mal à la tête, tu as mal au ventre, tu as mal…parce que tu fais partie des super performants. Le vendredi, tu vis sur tes réserves d’énergie. Tu veux cocher toutes tes cases en fin de semaine, après l’ultime compétition de ton fils, ta fille ; et te féliciter d’avoir survécu à ta semaine. Mais tu penses déjà à celle qui est devant toi. Et pourtant, cette performance doit être à notre profit personnel alors que nous tentons de répondre à des standards. Il y a une forte pression pour les garder, ces standards. De la pression que nous nous mettons souvent pour les autres, pour faire partie du groupe. La prestance et la prestation sont importantes dans certains milieux professionnels, comme l’université. Mais, en vivant dans un monde de performance, nous courrons vers notre finitude. Nous devons savoir ce que nous voulons comme société pour cultiver ce qui va nous nourrir, notamment les choses qui sont bonnes pour nous. C’est à nous de nous prendre en main, identifier nos sources de stress, les moduler et les aménager pour réduire la charge mentale aliénante. C’est normal d’avoir des défis. Mais ce n’est pas normal d’être submergé jusqu’à se noyer dans le flot des obligations.
Nous vivons dans un monde qui demande plus que ce que nous ne pouvons fournir : la perfection dans la relation avec soi-même et les autres. Nous devons nous donner du répit. Si nous prenons personnellement cet engagement de le faire, nous nous porterons mieux collectivement. Il nous faut sortir des carcans qui nous étouffent. Nous devons nous détacher des standards qui nous amènent à payer cher pour la performance et la perfection. Dans toutes les sphères de notre vie, nous devons viser la santé, le plaisir et l’épanouissement personnel et collectif. L’Amérique pleure[1] mais le monde universitaire ne rit pas souvent. Il nous faut alors nous réinventer[2] pour retrouver la joie de …VIVRE[3]. Si nous ne voulons pas être les derniers humains[4], ne faudrait-il pas nous réapproprier l’intelligence au lieu de la laisser aux machines ? Pour y arriver, il faut créer des organisations qui sont d’abord des milieux de vie sains et où les relations humaines de qualité deviennent le levier de cette performance tant attendue…La fatigue dans le milieu universitaire est un symptôme de la surcharge et la sursaturation des professeurs. Il est urgent de ralentir si nous voulons mener de belles carrières, partir la tête haute et fiers de toutes les belles opportunités que l’université nous aura données et ce, sans avoir relégué aux oubliettes le plaisir de créer et transmettre de nouvelles connaissances à la prochaine génération.
Il me reste à te remercier chaleureusement, Marie, au nom de Correpondance, pour cette riche et profonde réflexion. Souhaitons que cela inspire nos collègues à retrouver l’énergie et pourquoi pas, la joie!
[1] Inspiré de l’Amérique pleure, chanson des Cowboys fringants, album Les Antipodes, 2019.
[2] Inspiré de Les coloriés, chanson d’Alex Nevsky, album Himalaya mon amour, 2014.
[3] Inspiré de Vivre, chanson de Michel Berger, album posthume, 2022.
[4] Inspiré de l’album Les Derniers Humains, Richard Desjardins, 1988.