| Jean-François Boucher, professeur en éco-conseil au Département des sciences fondamentales
Dans le cadre de notre numéro spécial sur « L’université face à l’effondrement », nous avons rencontré Jean-François Boucher, professeur en éco-conseil au Département des sciences fondamentales de l’UQAC et membre actif du Centre interdisciplinaire de recherche en opérationnalisation du développement durable (CIRODD) et du Réseau Éco-conseil international (RÉCI). Il nous propose une lecture alternative, et résolument éthique, de la transition socioécologique : plutôt qu’un effondrement à redouter, il préfère y voir une révolution tranquille mondiale, menée en pleine conscience et fondée sur l’humain, le dialogue interdisciplinaire et les récits porteurs de sens.
Correspondance : Jean-François, dans le cadre de ce numéro, plusieurs collègues ont exprimé leur préoccupation face à l’hypothèse de l’effondrement. Mais tu as soulevé une réserve importante quant à l’usage même de ce terme. Pourquoi cette prudence?
Jean-François Boucher : Je dirais que ce n’est pas seulement une prudence, mais une position de fond, que je qualifierais de posture éthique. Cela fait maintenant plusieurs décennies que nous sommes engagés, comme communauté scientifique, dans la communication des risques climatiques et environnementaux et sur la lutte aux changements climatiques. Or, les recherches, mais aussi l’expérience, nous enseignent que qu’un discours centré sur la peur, l’effroi, ou même la seule raison, échoue bien souvent à mobiliser les publics visés. Oui, ces discours peuvent percuter certaines personnes – minoritaires –, mais pour la grande majorité, ils sont contre-productifs : ils suscitent la sidération, le repli, l’inaction, voire le déni. S’inscrire dans une posture de collapsologie et parler d’effondrement amène ainsi souvent un repli, un rejet des changements attendus et souhaitables. Je préfère pour ma part parler de “transition socioécologique” et d’être moins alarmiste.
Pourtant, il semble que ces discours soient très présents aujourd’hui, y compris dans certains milieux scientifiques et militants. N’est-ce pas un passage obligé pour éveiller les consciences?
Jean-François Boucher : C’est compréhensible, mais c’est un piège. Depuis les rapports du GIEC de la fin des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, on a assisté à une montée en intensité de ces récits alarmistes. Pourtant, les comportements collectifs n’ont pas évolué à la hauteur des enjeux. Ce constat doit nous amener à revisiter nos approches. Faire appel uniquement à la raison, aux chiffres, aux modèles, sans prendre en compte les ressorts émotionnels, imaginaires, voire symboliques, c’est oublier que nous ne sommes pas des algorithmes rationnels. Nous sommes des humains avec nos biais cognitifs, nos résistances au changement, nos imaginaires collectifs, nos peurs. C’est là que des disciplines comme la psychosociologie sont fondamentales : elles nous rappellent que la transformation ne se fait pas seulement par des injonctions ou des diagnostics, mais en créant du désir, de l’adhésion, du sens.

En d’autres mots, tu nous invites à reconsidérer notre manière de parler de “l’effondrement” pour plutôt envisager une transition… quelque chose de moins brutal, au fond?
Jean-François Boucher : Absolument. Et c’est là où j’aime proposer cette idée d’une révolution tranquille mondiale, en pleine conscience. Je m’inspire de l’histoire du Québec : la Révolution tranquille n’a pas été une rupture brutale, mais une transformation profonde, progressive, sur quelques décennies. Et pourtant, elle a changé en profondeur notre société et pour le mieux! Je crois qu’il en va de même aujourd’hui au niveau mondial. Plutôt que de fantasmer des effondrements, qui sont souvent des récits linéaires, binaires et réducteurs, je crois plus juste, et plus mobilisateur, de parler de transitions accélérées, mais qui s’ancrent dans l’humain, dans la créativité, dans la co-construction, dans la positivité et qui nous engagent vers un monde meilleur. Il ne s’agit pas de nier les souffrances ou les pertes qui accompagneront ces changements, mais de choisir d’orienter notre discours vers les possibles, les avancées, les progrès sociaux et écologiques que cette transition peut générer.
Mais ce type de discours positif ne risque-t-il pas d’être perçu comme naïf ou déconnecté des réalités?
Jean-François Boucher : La naïveté n’est pas dans le fait de croire en l’humain, mais bien dans l’idée qu’un discours catastrophiste et basé sur la raison seule suffirait à provoquer le changement. La réalité est que nous avons toutes les données scientifiques nécessaires pour agir. Le problème, c’est que ces données seules ne suffisent pas à déclencher l’action. C’est là que l’interdisciplinarité – les intersections entre toutes les disciplines incluant les sciences, la psychosociologie, l’art, la narration, la ludification – ont un rôle majeur à jouer. Il faut proposer des récits enthousiasmants, qui donnent envie de s’engager. Dans mes cours, par exemple, je mets toujours en avant la capacité humaine d’adaptation, notre créativité, nos réussites collectives. Je m’appuie sur des exemples concrets, accessibles, qui montrent que le changement est possible, et qu’il est déjà en cours, même s’il est parfois discret ou localisé.

Et quel rôle devrait jouer, selon toi, l’université dans cette transition débutée?
Jean-François Boucher : L’université a un rôle incontournable, mais à condition qu’elle accepte de se remettre en question. Nous devons sortir de nos silos disciplinaires, de notre posture parfois arrogante d’experts. Il est impératif que les sciences du climat dialoguent avec la psychosociologie, les arts, les sciences humaines, pour comprendre les ressorts profonds de l’adhésion sociale au changement. Nous devons également repenser nos manières de communiquer : pas seulement par des articles ou des rapports, mais aussi en intégrant des formes plus sensibles, plus créatives, plus accessibles. Cela passe par des récits, des images, des expériences immersives, des collaborations avec les milieux culturels, communautaires, éducatifs. Et surtout, nous devons cesser de croire que la raison seule est suffisante. Au contraire, il faut accepter que d’autres canaux soient prioritaires, que l’humain soit d’abord touché par l’émotion, le ressenti, le désir d’un avenir meilleur.
Peut-on dire alors que la transition écologique est aussi un défi culturel, symbolique, émotionnel?
Jean-François Boucher : Exactement. Outre sa mission fondamentale de produire de nouvelles connaissances disciplinaires – cela reste indispensable – l’université peut devenir un espace de dialogue, d’expérimentation, de création d’imaginaires, à condition de s’ouvrir, de se rendre désirable, de ne pas avoir peur de se laisser transformer par les autres disciplines, mais aussi par les savoirs citoyens, les arts, les formes participatives. C’est dans cette posture d’humilité et d’ouverture que nous pourrons jouer un rôle pivot dans la transition socioécologique, sans tomber dans le dogmatisme ni dans la réaction inverse à ce qui est souhaité.
Pour conclure, si tu devais retenir un message clé pour nos collègues universitaires, lequel serait-il?
Jean-François Boucher : Je dirais ceci : au lieu de parler d’effondrement, parlons d’une révolution tranquille mondiale… en pleine conscience! C’est une révolution que nous menons déjà, parfois sans le voir, parfois à tâtons, mais qui peut devenir collective, joyeuse et porteuse de sens si nous acceptons d’en prendre conscience et de changer nos récits, nos postures et nos manières de dialoguer avec la société. Et l’université a tout à gagner à en être un acteur lucide, humble et engagé.
Cinq clés pour une communication universitaire éthique et mobilisatrice face aux défis socioécologiques
- Adopter une posture éthique et humaine
Reconnaître que la transformation sociale passe autant par l’émotion, le désir, la créativité et les imaginaires que par la raison et les faits. La posture éthique implique d’éviter la culpabilisation, le discours de peur ou la technocratie déconnectée. - Sortir du piège de la raison seule
S’appuyer sur les connaissances scientifiques, mais sans les présenter comme un discours unique et suffisant. Intégrer les biais cognitifs, les résistances naturelles au changement, et les ressorts émotionnels dans les stratégies de communication. - Oser hybrider les savoirs et les canaux de communication
Valoriser l’interdisciplinarité, mais aussi les formes artistiques, la ludification, la narration, les récits sensibles et symboliques. Faire place aux arts, à la facilitation graphique, aux médias participatifs pour élargir les publics et les modes d’engagement. - Mettre l’accent sur les récits positifs et les futurs désirables
Plutôt que d’invoquer l’effondrement, construire et partager des visions d’avenir enthousiasmantes, crédibles et accessibles. Mettre en lumière les initiatives locales, les réussites, les gains sociaux et humains de la transition écologique. - Faire de l’université un espace de dialogue, de co-construction et d’humilité
Repenser le rôle de l’université non comme tour d’ivoire, mais comme espace poreux, à l’écoute des autres disciplines, des savoirs citoyens, des communautés. Accepter d’être transformé par les dialogues, dans une posture d’ouverture et d’apprentissage continu.