Face à la fatigue : penser l’équilibre dans le monde universitaire

Bonjour, je suis Jacques Cherblanc, rédacteur en chef de Correspondance, le journal des professeurs de l’UQAC. Le thème de la fatigue en milieu universitaire a émergé en septembre dernier, lors d’une réunion de notre comité éditorial, comme un enjeu central. Nous avons choisi de l’aborder collectivement à travers une table ronde, plutôt que de multiplier les textes sur ce sujet. Je reproduis ici un résumé des échanges tenus lors de cette table-ronde qui s’est tenue tout juste avant le congé des fêtes de fin d’année 2024.

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La discussion porte sur deux questions principales : établir un état des lieux – cette fatigue est-elle réellement généralisée ou s’agit-il d’une perception limitée ? – et explorer des pistes de solutions. Chaque panéliste apporte son regard basé sur son expérience personnelle et professionnelle.

Tour de table : présentations

Les intervenants se présentent brièvement :

  • Julien Walter, professeur au Département des sciences appliquées, spécialisé en hydrogéologie et en génie géologique.
  • Mustapha Fahmi, professeur en littérature anglaise au Département des arts et lettres.
  • Marie-Ève Langelier, professeure au Département des sciences humaines et sociales, spécialisée en intervention plein air.
  • Stéphane Allaire, professeur en pratiques éducatives au Département des sciences de l’éducation.
  • Sabrina Tremblay, professeure spécialisée en développement régional au Département des sciences humaines et sociales.
  • Laura Iseut Lafrance St-Martin, professeure en design de jeux vidéo narratifs à l’École NAD.

Constats sur la fatigue

Jacques Cherblanc
Pour débuter, Laura, je me tourne vers vous. Lors d’un précédent échange, vous m’aviez mentionné des réflexions intéressantes autour de la résonance et de l’aliénation. Pourriez-vous développer et partager votre perspective sur la fatigue ?

Laura Iseut Lafrance St-Martin
« Je vais essayer. Lorsque Jacques a évoqué cette table ronde, cela m’a effectivement immédiatement fait penser à la théorie des affects et à l’approche de la résonance de Hartmut Rosa. Rosa distingue la résonance et l’aliénation : la résonance reflète une connexion émotionnelle avec le monde, alors que l’aliénation décrit une indifférence mutuelle entre l’individu et son environnement. Dans l’université, je ressens une certaine aliénation, amplifiée par la compétitivité et le manque de soutien social. Nous sommes souvent isolés dans nos tâches, ce qui érode le tissu communautaire. À titre personnel, cela m’a rappelé des moments à la fin de ma thèse où, malgré de longues nuits de sommeil, je restais épuisée par une fatigue émotionnelle et mentale. »

Jacques Cherblanc
Merci, Laura. Vous soulignez des éléments très importants. Mustapha, votre expérience vous a amené à réfléchir sur la société dans une perspective de temps long. Comment la dynamique sociale actuelle influence-t-elle, selon vous, la fatigue en milieu universitaire ?

Mustapha Fahmi
« La fatigue n’est pas unique à l’université. Nous vivons dans une société de la performance, qui cause directement la fatigue, comme l’explique Byung-Chul Han. Cette société nous pousse à courir sans cesse, non pour atteindre un objectif, mais pour rester en compétition. Cela provoque une nouvelle forme d’aliénation. Contrairement à l’aliénation décrite par Marx, où l’exploitation était le fait d’autrui, nous sommes aujourd’hui nos propres exploiteurs, motivés par une culture de capacité et de productivité. L’université reflète cette logique : nous valorisons les subventions et les performances individuelles au détriment de la collaboration et des résultats sociétaux. »

Jacques Cherblanc
C’est une analyse percutante, Mustapha : merci.
Sabrina, vous avez souvent évoqué les dynamiques collectives dans vos recherches. Comment percevez-vous la fatigue à l’université, notamment dans son lien avec les technologies et les relations humaines ?

Sabrina Tremblay
« Selon moi, l’accumulation est au cœur de notre fatigue : accumulation de projets, de demandes de subventions, de jugements par les pairs. Cette accumulation est souvent dénuée de sens. Par ailleurs, la pandémie a exacerbé cette dynamique en imposant un recours massif aux technologies, qui érodent les relations humaines et accentuent l’isolement. Pour ma part, je ressens une fatigue supplémentaire dès que je dois participer à une réunion virtuelle : la perte des signaux sociaux complique les échanges et renforce le sentiment d’épuisement. »

Jacques Cherblanc
Merci, Sabrina, pour ces observations très concrètes. Julien, en tant qu’ingénieur, vous connaissez la fatigue des matériaux, mais que vous évoque la fatigue mentale? Quels parallèles pourriez-vous faire avec vos propres expériences ?

Julien Walter
« La fatigue mentale domine souvent en milieu universitaire. Comme pour la fatigue des matériaux, elle apparaît lorsque les contraintes sont répétées. Cette fatigue à l’université est liée à la routine et à l’absence de pauses réelles. Nous sommes constamment stimulés, que ce soit par des courriels ou des tâches administratives, ce qui empêche une déconnexion nécessaire. Je vois même cela chez les étudiants, qui remplacent une pause par un passage sur TikTok ou Facebook. Nous devons réapprendre à déconnecter pour préserver notre bien-être. »

Jacques Cherblanc
C’est en effet un point essentiel.
Stéphane, vous avez une perspective unique avec votre expérience personnelle je crois ?

Stéphane Allaire
« Effectivement, j’ai fait l’expérience de l’épuisement professionnel, et cela m’a fait réaliser à quel point la fatigue peut nous déposséder de nous-mêmes. La “bureaucratie collaborative” est particulièrement épuisante. Elle donne une apparence de “faire ensemble” mais, dans les faits, elle crée parfois un immobilisme frustrant qui nuit à notre travail car on a l’impression que la moindre décision administrative doit être prise ensemble ou validée par quelqu’un d’autre. Nous devons aussi recentrer nos efforts sur les finalités de l’université : enseigner, faire de la recherche et servir la collectivité. »

Jacques Cherblanc
Merci, Stéphane.
Pour conclure cette première partie, Marie-Ève, votre double parcours en médecine et en enseignement-recherche vous donne un regard particulier. Que pouvez-vous nous dire sur la fatigue et ses causes systémiques ?

Marie-Ève Langelier
« Par rapport à mon passé de médecin, je constate moins de fatigue en général dans le milieu universitaire que j’en voyais dans le système de santé publique. Je trouve personnellement mon travail moins fatigant, car il m’offre plus de liberté et de créativité. Cependant, il est vrai que la fatigue est prévalente et systémique dans la société en général. En tant que médecin, je voyais souvent des patients consulter  pour des problèmes de fatigue. Il s’agit d’une  raison de consultation qui implique une grande  possibilité de diagnostics, pouvant être liée  à la santé physique, mentale,  sociale ou encore à l’hygiène de vie (stress, sommeil, activité physique, alcool, etc.) Dans la majorité des cas, les causes sont multifactorielles. . Ces constats m’ont appris à regarder la fatigue sous un angle global. »

Pistes de solutions

Jacques Cherblanc
Passons maintenant aux solutions.
Laura, vous avez évoqué plus tôt l’importance des lieux de résonance. Pourriez-vous développer et nous proposer des pistes d’action ?

Laura Iseut Lafrance St-Martin
« Il est essentiel de nous reconnecter à des « lieux de résonance », comme la musique ou la nature, qui nourrissent notre âme. Ces lieux nous permettent de retrouver un équilibre et de ne pas nous laisser absorber par notre travail. Je crois que chacun devrait identifier ces espaces qui apportent du sens et de la vitalité à sa vie. »

Jacques Cherblanc
C’est une belle perspective.
Mustapha, vous avez parlé de l’importance de résister aux dynamiques aliénantes. Quelles actions concrètes proposez-vous ?

Mustapha Fahmi
« L’université doit redevenir un lieu de pensée libre et critique. Nous devons résister à la logique de la performance et à l’utilisation excessive des technologies, comme le télétravail, qui érodent nos relations humaines. En tant qu’universitaires, nous avons une responsabilité morale de remettre en question ces dynamiques et de défendre une vision plus humaine de notre institution. »

Jacques Cherblanc
Merci, Mustapha.
Sabrina, de votre côté, pouvez-vous préciser quelle approche pourrait aider à contrer la fatigue ?

Sabrina Tremblay
« Fixer des limites claires est primordial, que ce soit dans nos interactions numériques ou dans nos projets de recherche. Nous devrions également recréer des « tiers lieux », des espaces hors du travail et de la famille, où nous pouvons renouer avec la beauté et l’humanité. Ces lieux sont essentiels pour évacuer le stress et se ressourcer. »

Jacques Cherblanc
Très intéressant, Sabrina.
Julien, de votre côté, quelles stratégies individuelles ou collectives voyez-vous pour alléger la charge mentale ?

Julien Walter
« Comme Sabrina, je pense que nous devons apprendre à reconnaître et respecter nos propres limites. En parallèle, nous devons favoriser une collaboration authentique plutôt que la compétition, qui exacerbe les tensions. À titre individuel, des pauses réelles et des activités hors du cadre professionnel peuvent grandement contribuer à réduire la fatigue. »

Jacques Cherblanc
Merci, Julien.
Stéphane, vous avez beaucoup réfléchi sur les finalités de l’université. Quelles mesures proposeriez-vous pour recentrer nos efforts ?

Stéphane Allaire
« Mon message serait : recentrons-nous sur les finalités de l’université. Cela implique de limiter les initiatives bureaucratiques et de favoriser une gestion plus équilibrée. Nous avons aussi un rôle à jouer en tant que pairs pour créer un environnement moins compétitif sur le plan académique. »

Jacques Cherblanc
Enfin, Marie-Ève, de votre point de vue, comment pouvons-nous cultiver le mieux-être dans notre quotidien professionnel ?

Marie-Ève Langelier
« Cultivons tout ce qui nous ramène à notre humanité : sommeil, connexion avec la nature, authenticité. Trouver son lieu de résonance – pour moi, c’est la forêt – peut être une véritable source de renouveau. Respectons nos biorythmes et donnons-nous le droit de ralentir. »

Conclusion

Il n’est pas aisé de résumer en quelques mots la richesse de ces échanges. La fatigue en milieu universitaire est un phénomène complexe aux causes multiples : compétition, surcharge administrative, technologies omniprésentes, perte de sens et manque de soutien social. Les pistes de solutions proposées par nos intervenants soulignent l’importance de se reconnecter à soi, aux autres et à des activités significatives. Que ce soit en limitant les sollicitations numériques, en retrouvant des lieux de résonance ou en repensant les finalités de l’université, il est possible d’agir pour prévenir et atténuer cette fatigue.

Nous espérons que cette discussion alimentera une réflexion collective au sein de notre institution et au-delà.

La Correspondance

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