Informatique et effondrement

| Sylvain Hallé, professeur d’informatique au Département d’informatique et mathématique

Demandez à n’importe quel chercheur scientifique l’influence de sa discipline sur le monde, et il vous en parlera toujours en termes élogieux. Le chimiste vous montrera les nouveaux médicaments rendus possibles par ses travaux; l’astronome vous tendra son télescope et vous fera voir quantité d’objets mystérieux aux confins de l’univers. Tous vous diront à quel point les avancées de leur domaine ont contribué au progrès et à l’amélioration de la condition humaine, d’une manière ou d’une autre. Après tout, dès le XVIIe siècle, des penseurs comme Francis Bacon soutenaient que la science et la technique étaient des moyens pour l’humain de dominer la nature et lui permettre de mieux vivre.

Et l’informaticien, que vous dira-t-il? Certainement que l’arrivée des ordinateurs a transformé la manière dont l’information est créée, stockée, traitée et diffusée. Que son adoption a contribué à accélérer l’innovation dans tous les domaines, au point où on déclare que les données ont désormais supplanté le pétrole comme ressource la plus précieuse au monde [1]. Bjarne Stroustrup, informaticien rendu célèbre pour avoir inventé le langage C++, déclarait il y a quelques années que « notre civilisation dépend autant du logiciel que de l’eau » [3].

L’informatique peut même influencer de manière positive le sort de la planète, avancera-t-on, les initiatives de ce que l’on appelle le « Green IT » contribuant à réduire les impacts environnementaux de diverses manières. L’intelligence artificielle aide les agriculteurs à consommer moins d’engrais et de pesticides [21], les algorithmes d’optimisation rendent les transports en commun plus efficaces [20], et la domotique permet d’optimiser la consommation électrique d’un bâtiment [19]. Même des capteurs cachés au fin fond de l’Amazonie peuvent reconnaître le bruit d’une scie à chaîne et ainsi alerter les autorités de coupes de bois illégales [4].

Ces exemples renforcent l’impression largement répandue que les technologies de l’information n’ont que des impacts bénéfiques. En représentant toute chose — une image de la Joconde, l’Encyclopédie de Diderot, le modèle en trois dimensions du Taj Mahal — sous la forme de zéros et de uns, abstraits et invisibles à l’œil nu, l’informatique nous donne l’illusion de l’immatérialité. Elle laisse pourtant une trace bien réelle dans le monde des choses, et influence de manière non négligeable l’évolution de l’environnement.

L’ordinateur

À commencer par les ordinateurs, ces machines bien réelles faites de plastique et de métaux rares. Lorsque l’un de ces appareils sort de l’usine d’assemblage, on calcule qu’il a déjà produit 80% des gaz à effet de serre (GES) de toute sa vie utile [5]. À la lumière de cette observation, on peut questionner les politiques mises en place dans certaines organisations, dont la nôtre, qui imposent le remplacement des postes de travail (et donc, le rachat d’un nouvel appareil) après un délai fixe. Le Référentiel Green IT, recueil de bonnes pratiques pour un numérique plus responsable, observe plutôt que « sur les plans économique et environnemental, il est plus intéressant de doper un équipement vieillissant que de le remplacer par un équipement neuf » [6].

Rappelons aussi l’évidence qu’une fois allumé, un ordinateur demande de l’électricité. Sur ce plan, les technologies du Big Data et de l’intelligence artificielle sont sur la sellette en raison de leurs besoins énergétiques faramineux. On a calculé qu’entraîner un algorithme sur un jeu de données générait autant de CO2 que la durée de vie entière de cinq automobiles [9]. À cet égard, les avancées de ces domaines se font souvent au détriment de l’empreinte carbone. On peut citer par exemple le cas d’un algorithme d’IA ayant amélioré sa précision de 2% par rapport à son concurrent, mais au prix d’une consommation énergétique deux fois plus élevée [15]. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Il est par ailleurs surprenant de constater à quel point de menus détails peuvent avoir un effet disproportionné sur l’empreinte carbone d’un logiciel. Ainsi, l’utilisation d’un langage dit compilé, comme le Java ou le C++ déjà mentionné, peut consommer presque 50 fois moins d’énergie que le même programme écrit dans un langage dit interprété, comme le Go ou le Python. Même la couleur utilisée dans l’interface d’un produit peut avoir un impact: en modifiant un logiciel afin de supporter le mode sombre, qui utilise un fond noir et des couleurs foncées, une application peut réduire sa consommation électrique, et donc son empreinte carbone, de 60% [7].

Les réseaux

Même si l’envoi d’un courriel ou la connexion à un site web n’implique aucun transfert de matière à l’exception de quelques électrons à travers un fil ou d’une onde radio voyageant dans l’air, les réseaux informatiques ont eux aussi une part de responsabilité dans l’impact sur l’environnement. Parmi tous les contenus échangés sur Internet, la vidéo occupe la part prépondérante. On estime qu’une heure de vidéo haute définition visionnée depuis Netflix équivaut à autant de GES qu’une voiture parcourant 200 mètres [12]. Cela peut sembler peu, mais signifie tout de même qu’une journée de visionnement par tous les abonnés génère l’équivalent de… 3 248 voitures faisant chacune un tour entier de la Terre.

Non seulement l’utilisation des réseaux entraîne un coût énergétique, mais un nombre de plus en plus important d’applications exigent maintenant une connexion rapide et continuelle pour opérer, même lorsque leur fonctionnalité pourrait parfaitement être effectuée hors ligne [14]. Ainsi, l’application Ohdio de Radio-Canada permet à un utilisateur de télécharger un balado pour une écoute hors ligne — mais refuse de démarrer sans être connectée à Internet!

Jadis, une entreprise comme Facebook imposait le « 2G Tuesday », en réduisant délibérément la bande passante de sa connexion à Internet une fois par semaine, de manière que ses développeurs restent conscients des limites logicielles et matérielles vécues par une partie des utilisateurs de la plateforme, en particulier dans les pays en voie de développement [16]. Cette époque nous semble bien lointaine…

2025: l’odyssée d’un formulaire

On pense aussi à tort que le stockage et la consultation d’un document numérique n’ont pas de coût associé. Pourtant, nos fichiers ont bel et bien besoin d’un support matériel et d’électricité pour être conservés et consultés. Garder inutilement des copies de messages ou de textes, ou encore produire des fichiers démesurément gros, finit par créer un effet d’accumulation néfaste. C’est pourquoi depuis 2020 se déroule la journée mondiale du nettoyage numérique, qui vise à conscientiser le grand public à l’importance de réduire cette « pollution numérique » [17].

À ce propos, il y aurait beaucoup à dire sur un format que nous utilisons quotidiennement : les documents PDF. Livres, articles scientifiques, formulaires, affiches: une énorme partie de l’information que l’on manipule au quotidien prend la forme de ces fichiers, conçus spécialement pour être visionnés et archivés sans compromettre leur apparence visuelle.

Digressons quelques instants, en examinant un document particulier de notre institution, soit le formulaire de demande d’avance de voyage. Ce document fait exactement une page, contient 130 mots et pèse 1 264 024 octets. Cette dernière observation peut surprendre: ce formulaire a environ la même taille que la version PDF du roman 2061: Odyssée Trois d’Arthur C. Clarke — roman dont la version papier fait… 256 pages et compte environ 60 000 mots.

Pourrait-on faire mieux? Il se trouve que oui. En utilisant quelques logiciels gratuits d’édition graphique, il est possible de fabriquer un formulaire rigoureusement identique à l’original dans sa mise en page, pour un poids de 24 440 octets, soit une réduction d’un facteur 52. Considérant la prolifération de formulaires de ce genre dans les boîtes courriel et les dossiers de tout un chacun, on peut imaginer les gains en espace que de banales optimisations comme celle-ci pourraient entraîner.

Un des secrets de cette réduction impressionnante réside dans la manière dont sont construits ces fichiers. Afin de s’afficher de la même manière, quelque soit l’appareil utilisé, un document PDF doit être autoportant, c’est-à-dire contenir toutes les données nécessaires à son rendu. Cela inclut le texte en lui-même, mais également les images et toutes les polices de caractères apparaissant à travers les pages, même si celles-ci sont déjà installées sur l’ordinateur qui visionne le fichier. L’auteur de ces lignes a mené une étude sur ses propres fichiers PDF, et a constaté que 94% de tout l’espace qu’ils occupent consiste en des polices de caractères incluses dans les documents, dont la majorité sont des copies multiples des mêmes deux ou trois fontes.

Toutes les polices, a-t-on dit? En réalité non. Le standard PDF impose que tout logiciel de visionnement fournisse un ensemble précis de 14 polices de caractères, qui sont essentiellement des variantes de Times, Helvetica et Courier. En conséquence, un document qui n’utilise que ces polices n’a pas besoin de les traîner avec lui, ce qui peut avoir un effet important sur la taille du fichier résultant.

On pardonnera cette parenthèse un peu technique, mais elle montre à quel point le diable se trouve dans les détails, et comment des décisions en apparence anodines peuvent avoir un effet boule de neige inattendu. Ainsi, dans la version 2007 de Microsoft Word, la police par défaut d’un document vierge est passée de Times à Calibri [18]. Ce faisant, tout document exporté en PDF doit contenir une copie de Calibri, puisqu’elle ne fait pas partie du fameux « groupe des 14 » — avec la conséquence que l’on sait sur la taille. Qui aurait pu penser qu’un choix typographique pouvait aussi être un geste pour l’environnement!

Le futur

Devant tous ces exemples, on peut s’inquiéter de l’ampleur grandissante des conséquences de l’usage de l’informatique sur la santé de la planète. Quelques leçons sont à garder en tête.

D’abord, rappelons que la technologie n’est pas toujours la solution à un problème. Prenons pour exemple l’industrie du cinéma, qui fait face à ce qu’un rapport de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences a appelé le dilemme numérique: alors qu’il est facile d’archiver des films sur pellicule et de les conserver dans des bobines pendant plus d’un siècle, les films récents, tournés en numérique, nécessitent un cycle constant de migration de formats, de matériel et de logiciels pour rester accessibles [10]. A-t-on gagné au change?

Plus près de nous, on peut aussi se questionner sur une chose aussi banale qu’un menu de restaurant. On nous demande en effet de plus en plus d’utiliser un téléphone intelligent connecté à Internet pour consulter ce menu au moyen d’un code QR — ce que certains ont décrié comme la pire idée de l’industrie de la restauration [2]. De fait, si l’objectif est d’éliminer le papier (ce qui est louable), sait-on ce qui est advenu des bonnes vieilles ardoises écrites à la craie? Tout ceci sans compter les évidents problèmes de sécurité inhérents à l’usage d’un appareil numérique personnel [11]

Mais si les utilisateurs finaux doivent avec raison être sensibilisés à ces enjeux, une bonne part de la responsabilité incombe aux informaticiens eux-mêmes. Dans la pratique, on développe des produits informatiques en supposant des appareils dernier cri, possédant une quantité inépuisable et presque gratuite de mémoire, de bande passante et de vitesse de calcul. Pourtant, il y a trente ans, Niklaus Wirth (pionnier de l’informatique et inventeur du langage Pascal) exhortait plutôt ses collègues à développer des logiciels en faisant preuve de modération dans leurs exigences matérielles [13].

Poussée à l’extrême, cette injonction a mené au développement de l’informatique de l’effondrement, soit la conception de systèmes capables de fonctionner dans un futur aux conditions dégradées (pénuries d’énergie, coupures de réseau, etc.) [22]. Sans devenir des survivalistes du numérique, les informaticiens du futur devraient être conscients du rôle qu’ils peuvent jouer, à tous les niveaux, dans l’évolution de leur discipline. À quand un cours d’informatique écoresponsable à l’UQAC ?


Références

  1. The world’s most valuable resource is no longer oil, but data. The Economist, 6 mai 2017. URL: https://www.economist.com/leaders/2017/05/06/the-worlds-most-valuable-resource-is-no-longer-oil-but-data
  2. Conor Friedersdorf. The Restaurant Industry’s Worst Idea. The Atlantic, 28 octobre 2022. URL: https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2022/10/qr-code-menus-restaurants-pandemic/671888/
  3. Jordi Pérez Colomé. (2019). Nuestra civilización depende igual del software que del agua. El País, 5 février 2019.
  4. J. G. Colonna, B. Gatto, E. Miranda Dos Santos and E. F. Nakamura, “A Framework for Chainsaw Detection Using One-Class Kernel and Wireless Acoustic Sensor Networks into the Amazon Rainforest,” 2016 17th IEEE International Conference on Mobile Data Management (MDM), Porto, Portugal, 2016, pp. 34-36, doi: 10.1109/MDM.2016.86.
  5. https://www.arcep.fr/nos-sujets/numerique-et-environnement.html
  6. https://club.greenit.fr/doc/2022-06-GREENIT-Referentiel_maturite-v3.pdf
  7. https://www.accenture.com/content/dam/accenture/final/a-com-migration/pdf/pdf-177/accenture-tech-sustainability-uniting-sustainability-and-technology.pdf#zoom=40
  8. https://news.mit.edu/2023/autonomous-vehicles-carbon-emissions-0113
  9. E. Strubell, A. Ganesh, A. McCallum. (2019). Energy and Policy Considerations for Deep Learning in NLP. Proc. of the 57th Annual Meeting of the Association for Computational Linguistics, Association for Computational Linguistics, 3645–3650.
  10. The Science and Technology Council of the Academy of Motion Picture Arts and Sciences. (2007). The Digital Dilemma: Strategic Issues in Archiving and Accessing Digital Motion Picture Materials. https://archive.org/details/digitaldilemma
  11. https://dpericich.medium.com/the-hidden-dangers-of-qr-code-menus-3adbd03ea5a7
  12. https://www.iea.org/commentaries/the-carbon-footprint-of-streaming-video-fact-checking-the-headlines
  13. N. Wirth. (1995). A Plea for Lean Software. IEEE Computer, 28 (2), 64–68..
  14. https://solar.lowtechmagazine.com/2018/09/how-to-build-a-low-tech-website/
  15. Alarcos Group. (2023). Coral Calero at Agile Alliance XP2023. https://alarcos.esi.uclm.es/N.php?id=1799
  16. https://www.theverge.com/2015/10/28/9625062/facebook-2g-tuesdays-slow-internet-developing-world
  17. https://www.digitalcleanupday.org/
  18. https://www.cnn.com/2024/02/22/us/microsoft-default-font-aptos-calibri-cec/index.html
  19. Kahina Louadj, Fethi Demim, Abdelkrim Nemra, Mohamed Aidene, Philippe Marthon, et al. Otimization of Electricity Consumption in a Building. 5th International Conference on Control, Decision and Information Technologies (CoDIT 2018), Apr 2018, Thessaloniki, Greece. pp.865–869
  20. Ming Xiao, Lihua Chen, Haoxiong Feng, Zhigao Peng, Qiong Long. (2024). Sustainable and robust route planning scheme for smart city public transport based on multi-objective optimization: Digital twin model. Sustainable Energy Technologies and Assessments, 65, 103787, Elsevier.
  21. Evangelos Skotadis, Aris Kanaris, Evangelos Aslanidis, Panagiotis Michalis, Nikos Kalatzis, Fotis G. Chatzipapadopoulos, Nikolaos Marianos, Dimitris Tsoukalas. (2020). A sensing approach for automated and real-time pesticide detection in the scope of smart-farming. Comput. Electron. Agric. 178: 105759.
  22. Bonnie Nardi, Bill Tomlinson, Donald J. Patterson, Jay Chen, Daniel Pargman, Barath Raghavan, and Birgit Penzenstadler. (2018). Computing within limits. Commun. ACM 61 (10), 86–93.

La Correspondance

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