| Laureline Chiapello, professeure en Design de jeux vidéo à l’École NAD/UQAC
Illustrations d’Ioana Dumitrache, diplomée de la maitrise en Art concentration design numérique, école NAD-UQAC
Correspondance: Bonjour Laureline, et merci d’avoir accepté de participer à cet échange sur la fatigue universitaire. C’est un sujet qui nous touche tous et toutes d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce qui t’a motivée à te manifester pour en parler ?
Laureline Chiapello : Eh bien, Jacques, j’ai accepté par solidarité ! Je me suis rendu compte que peu de mes collègues se manifestaient pour répondre à ton appel, et je me suis dit qu’il fallait bien que quelqu’un brise le silence (rires). Mais plus sérieusement, j’aimerais contribuer à une déconstruction du mythe du prof surhumain. Je veux partager, avec toute l’humilité possible, combien je suis pleine de doutes et de paradoxes. Et pour être honnête, tout cela me fatigue.
C’est un point de vue très intéressant, et je suis sûr que beaucoup de professeurs se reconnaîtront dans ton expérience. Alors commençons : comment pourrait-on définir la fatigue universitaire selon toi ? Est-ce qu’il y aurait des aspects spécifiques, ou des différences avec d’autres formes de fatigue ?
Je ne crois pas qu’elle soit totalement différente d’autres formes de fatigue… Je pense qu’elle est au fond très semblable à ce qu’on peut retrouver dans d’autres milieux et sous d’autres formes. De mon côté, je suis à un moment charnière de ma vie – c’est ce qu’on pourrait appeler la crise de la quarantaine – et tous mes amis sont à peu près dans la même tranche d’âge, confrontés au même phénomène de fatigue. Dans mes cercles, certains travaillent dans le jeu vidéo, d’autres dans d’autres industries, et tout le monde est épuisé. Bien sûr, on pourrait avancer des raisons contextuelles : le fait d’avoir des enfants, des charges personnelles, mais même ceux qui n’ont pas de famille ressentent cette fatigue. Par exemple, plusieurs de mes amis sont en arrêt de travail, certains pour épuisement physique, d’autres pour fatigue mentale. Finalement, le corps finit toujours par exprimer l’usure, même si elle n’est pas toujours visible.
Je crois qu’il est essentiel de considérer la fatigue d’une manière plus globale. J’ai l’impression qu’elle est devenue systémique, un phénomène presque inévitable de notre époque. En tant que chercheuse adoptant une perspective en sciences sociales et en philosophie, j’attribue cette fatigue, en grande partie, au capitalisme. Ce système nous pousse à être toujours plus efficaces, productifs et mesurables – un terme terrifiant en soi. On exige de nous des indicateurs de performance, des « KPI » qui devraient, en théorie, prouver notre valeur. Mais on est en droit de se demander : que mesurent-ils vraiment ? Quelle est la véritable valeur de cette efficacité pour la société ? Personnellement, ce mode de fonctionnement m’épuise, et je trouve difficile de m’en distancier. À chaque fois, je me surprends à penser : « Oui, mais est-ce que ça serait un plus sur mon CV ? »
Est-ce que tu perçois, dans cette « fatigue systémique », des particularités propres au milieu universitaire ?
Oui, et c’est frappant. L’université est un système qui valorise les principes capitalistes, mais avec une certaine hypocrisie. En théorie, notre mission est de faire avancer la connaissance. Mais en réalité, je constate que le milieu universitaire, censé être un espace de liberté intellectuelle, reproduit en fait les travers de l’industrie. Dans le monde académique, on se sent souvent isolé face aux échecs. Si un projet échoue dans une grande entreprise comme Ubisoft, par exemple, cela devient l’échec d’Ubisoft, un échec partagé. Tandis qu’à l’université, un chercheur qui rate une subvention porte seul le poids de cet échec. Cet individualisme est profondément ancré dans notre culture, et je crois qu’il alimente cette fatigue.
Ressens-tu personnellement cette pression ? En vois-tu les effets dans ta propre fatigue ?
Oui, vraiment. Et en fait je réagis comme mes étudiants : je finis par me dire que tout cela est ma faute. Je me répète que je devrais être capable de tout gérer, d’être toujours à la hauteur. Sur le papier, j’ai pourtant le profil d’une « bonne chercheuse » – j’ai de bons résultats, on me dit que j’ai un bel avenir. Mais ce sont ces attentes qui alimentent l’épuisement. On porte en nous cette idée que nous devons être les garants de cette productivité, de cette efficacité, même si ce n’est pas un rôle que nous voulons assumer. C’est ironique, parce que mes recherches montrent à quel point il est toxique de fonctionner de cette manière, mais pour les financer, je dois me conformer à ce même système.
Penses-tu qu’il y a une dimension sociale dans cette fatigue, à la fois dans ses causes et dans les moyens d’y remédier ?
Absolument. On se retrouve dans un environnement où la coopération et l’entraide existent, mais où la compétition et l’individualisme prédominent trop souvent. Dans mon département, par exemple, mes collègues sont bienveillants, toujours prêts à aider. Mais malgré tout, la culture de la compétition prend souvent le dessus. Chez les étudiants, je constate que ceux qui travaillent en équipe, qui partagent leurs difficultés, semblent mieux résister à la fatigue, même lorsqu’ils passent des nuits blanches. En revanche, pour ceux qui manquent de liens ou qui se sentent isolés, la fatigue est bien plus lourde à porter.
Le fait d’être ensemble, de partager des projets, peut être protecteur. As-tu déjà ressenti cet aspect protecteur des liens sociaux ?
Oui, absolument. J’ai un exemple qui me touche particulièrement. J’ai encadré un petit groupe d’étudiantes en maîtrise, toutes dans le domaine de la création numérique. Ce sont souvent des personnes plus « timides », qui socialisent davantage dans des espaces virtuels. Pourtant, quand nous nous retrouvions pour des séances de travail dans mon bureau, partageant un gâteau tout en travaillant sur leurs mémoires, j’ai vu leur épanouissement. Ces moments de convivialité, d’entraide, leur ont beaucoup apporté, bien plus que le résultat final de leurs travaux. On a discuté de sujets qui dépassaient largement le cadre de leurs recherches, et c’est ce qui a fait de ces moments quelque chose de précieux. Je trouve que ces collaborations, basées sur le lien humain, sont beaucoup moins épuisantes que les projets purement « efficaces », où chacun travaille isolé dans son coin. Si tu comptes le nombre d’heures que j’ai passées à manger des snacks avec mes étudiantes, ce n’est absolument pas rentable. En plus, il y a un budget snacks qui dépasse toute décence, c’est catastrophique! (Rires) Mais si tu ne regardes pas en termes de chiffres et que tu demandes plutôt aux étudiantes et à moi si ça vaut le coup, je suis sûre que c’est ça qu’on va retenir : ces moments d’humanité partagée.
Effectivement, le bien-être, c’est difficile à évaluer…
Oui, et il y a autre chose. La gestion des émotions est au cœur de la fatigue : on doit toujours « gérer » nos émotions pour être efficace, mais une personne, même si c’est un prof, ce n’est pas comme une PME. Moi, je les vis, mes émotions; la gestion c’est pour les entreprises! Et ça, ce n’est pas facile dans le milieu universitaire, où généralement on ne veut pas que tu sois un être humain « complet », que tu sois prof ou étudiant : on ne veut pas de tes émotions, on ne veut pas que tu pleures… Tout ça, ce n’est pas pris en compte. Alors que je trouve ça plutôt positif, moi, de faire une maîtrise et de vivre des émotions. Sinon, si on est tout plat et qu’on ne vit rien, autant rester chez soi et ne parler à personne.
Concernant les causes de cette fatigue maintenant : on en a abordé quelques-unes déjà. Sur le plan institutionnel, vois-tu des causes liées à la charge de travail, aux conditions de financement ou aux attentes de performance ? Des facteurs propres au milieu universitaire qui contribuent à la fatigue des profs et des chercheurs ?
Ah, là, j’ai plein de questions pour toi ! Parce que, oui, j’ai l’impression d’être toujours en retard dans ma carrière. Il y a ce sentiment de n’avoir jamais assez fait, de ne pas avoir soumis à cette conférence, de ne pas encore avoir écrit ce papier… et ce sentiment est tellement fort ! On dirait qu’il y a une carrière-type de chercheur avec des étapes fixes. Ce qui me frappe dans la vie universitaire, c’est qu’on est toujours en train de se comparer. Dans l’industrie, oui, tu veux ton titre de « senior », mais pour nous, c’est plutôt : « Combien de conférences ? Rempli ton CV commun canadien… » On le dit tout le temps, mais ça reste un outil majeur, avec une logique de comparaison. Est-ce que parfois on peut admettre que dans les conférences, par exemple, on veut juste boire un verre et parler de nos sujets préférés, pas juste remplir notre CV… mais le côté humain, tu ne peux pas l’écrire, tu ne peux pas le valoriser. C’est triste.
Toi, en tant que chercheur plus avancé, as-tu réussi à dépasser ce sentiment d’être en retard ?
De dépasser ce sentiment de retard ? Oui, tu as vraiment raison, ça contribue beaucoup à la fatigue. Même le simple fait de répondre à un courriel, tu as l’impression qu’il faut répondre tout de suite, et après trois jours, tu te sens déjà en retard. C’est le même sentiment avec le statut de professeur – agrégé puis titulaire, la chaire, le labo, une publication dans une revue prestigieuse… On se compare rarement aux personnes de notre niveau, mais toujours à celles qui sont hyper performantes, et ce, même si on ne veut pas forcément leur vie…
Exactement.
Donc, oui, je pense que tu as raison. Ce sentiment d’être en retard participe vraiment à la fatigue parce qu’on a toujours l’impression de ne pas en faire assez. Penses-tu que l’utilisation du numérique contribue à cette fatigue, avec toutes les nouvelles attentes que cela crée ?
Pour moi, le numérique, ce n’est vraiment pas nouveau, ça a toujours été là. Pour moi, au contraire, si on m’enlevait l’usage du numérique, ça me ferait l’effet d’une tonne de briques. Je trouve qu’avec ces technologies, on peut gérer beaucoup de choses plus simplement, mais il y a des gens avec qui ça ne fonctionne pas du tout. Avec mes étudiantes et mes étudiants, en revanche, ça me facilite la vie. J’utilise des serveurs Discord et d’autres plateformes où je peux répondre à des problèmes sans devoir voir chaque personne en présentiel, ce qui me prendrait un temps fou. Sans ça, ce serait juste l’anarchie dans mon bureau, et je n’aurais pas le temps d’aller aux toilettes ! (Rire) Après la COVID, on a eu ce retour en présentiel, et moi, ça m’a épuisée. Devoir toujours se déplacer pour le travail, je trouve ça fatigant (surtout à Montréal!).
Je comprends. Si on revient à la fatigue en général, tu as donné quelques indices depuis le début de notre échange, mais : est-ce que tu pourrais résumer, en quelques mots, quelles seraient pistes pour réduire la fatigue universitaire ?
Bon, ce que j’aime moins, c’est que en général, quand on donne des pistes, cela repose souvent sur l’idée qu’il faudrait faire encore plus pour aller mieux. Ce n’est pas facile comme approche. Tu es fatiguée? Tu devrais FAIRE ceci et FAIRE cela… Mais je vais essayer de dire quelque chose de sensé. Je sais que c’est un peu cliché, mais il faut écouter son cœur.
Oui?
Pour les étudiants et les collègues. Par exemple, on se fait souvent dire de prendre soin de soi, mais j’ai toujours un peu peur de cela, parce que j’ai l’impression que je dois me lever à 6 heures, faire mon yoga, manger des choses saines. Ce n’est pas nécessairement ce que je préfère. Je pense qu’il est plus important d’écouter ce que ton cœur désire. Même si c’est contraire à ce que l’on devrait faire, exprimer ce qu’on ressent aide.
J’ai un exemple avec un étudiant qui voulait faire sa maîtrise avec moi. Il me parlait de jeux vidéo comme c’est ma spécialité, mais dans son cœur, il aimait les parcs à thèmes, comme Disneyland. Au bout de 45 minutes, j’ai compris que c’était ce qu’il avait vraiment en tête. Quand il m’a dit qu’il avait un compte Instagram dédié aux parcs d’attractions, j’ai réalisé qu’il pouvait centrer sa maîtrise sur ce sujet. C’est ce genre de choses qui me fait réaliser, comme tu le dis, que nous avons tendance à nous conformer à une certaine idée de ce qu’il faut faire.
J’ai commis la même erreur en orientant ma programmation de recherche autour de l’organisation d’événements scientifiques, de colloques. Je me suis rendu compte que ce n’était pas ce que j’aimais faire. J’ai développé une aversion pour l’organisation, les délais serrés, l’efficacité dans la panique où tu gères le nombre de gobelet en papiers et les erreurs sur les affiches que tu viens d’imprimer. Cela va à l’encontre de ce qui me passionne.
Alors quel est ton plan?
En gros, je souhaite désormais développer un programme basé sur la création de jeux. Je veux explorer des sujets qui m’intéressent et inviter les gens à participer à l’élaboration de jeux sur les thèmes qui les passionnent également. Je ne cherche pas à imposer un sujet ou à en rejeter, tant que ce n’est pas quelque chose de déjà trop exploré. Cela dit, c’est difficile, car il y a une tendance à dire que je devrais me concentrer sur des recherches intersectorielles, avec des chercheurs en santé par exemple, ou collaborer avec des chercheurs dans tel ou tel domaine, pour faire avancer leurs recherches. Mais ce n’est pas ce qui me passionne réellement…
Ce n’est pas évident, en effet, car lorsque tu demandes des financements, tu dois en quelque sorte t’intégrer dans le système et suivre la rhétorique et les critères d’évaluation.
C’est le paradoxe. Mais je pense qu’il y a quand même quelque chose à dire : les véritables aspirations humaines et le bien commun ne sont pas si éloignés. Si tu es honnête avec ce que tu recherches vraiment, il est tout à fait possible de faire que les deux se rejoignent. Cela demande souvent d’explorer de nouvelles avenues de recherche. Personnellement, j’ai constaté que la recherche-création est le domaine où cela fonctionne le mieux pour moi.
Donc, pour résumer, c’est un peu kitch, mais l’idée principale, c’est que ce très haut degré d’authenticité, pour prévenir la fatigue, serait essentiel.
Oui, c’est une bonne façon de le dire. L’authenticité est centrale. C’est pour cela que j’aime l’épistémologie : elle explore comment nous construisons ce que nous pensons savoir et ce que nous sommes. Ce n’est pas tant une quête de vérité ultime, valable pour tous, mais plutôt une reconnaissance de la singularité, du bizarre. Admettre cela dans une société qui valorise l’objectivité et l’efficacité est crucial. Je ne cherche pas à changer le monde en entier, mais changer mon monde à moi, c’est déjà un bon début.
Pour revenir à ta question précédente, j’ai eu une sorte d’illumination. Tu demandais pourquoi il est important de parler de la fatigue. Je trouve que les questions que tu poses, qui mettent l’accent sur des aspects positifs, ont un effet performatif. Je me sens à l’aise de partager des réflexions avec toi, sachant que tu les publieras dans le journal des profs. C’est important de vivre en accord avec l’image que les autres projettent de nous, mais aussi avec celle que nous avons décidé de montrer. C’est essentiel d’échanger des points de vue divers, sans chercher une solution universelle. Par exemple, on peut être chercheur sans jamais faire de demande de subvention, comme mon directeur de thèse, qui a choisi de ne pas en faire, car il pensait que cela n’apporterait rien. De mon côté, je fais des demandes de subventions, car j’apprécie les objectifs et une certaine forme de compétition. Cela me permet de fédérer mes collègues autour de mes projets, ce qui est enrichissant. Même si mes chances de succès ne sont pas élevées, cela crée des liens.
C’est intéressant, car l’aspect social que tu évoques, ce partage avec tes collègues, est vraiment bénéfique.
Oui, ça donne de l’énergie. Par exemple, dans mon projet de jeu, les étudiants participent à la création. Certains sont rémunérés, d’autres bénévoles. Étonnamment, les bénévoles semblent souvent plus engagés. Chaque contribution renforce le projet et crée un sentiment d’appartenance. Ce projet est peut-être imparfait, mais le fait que nous soyons tous ensemble, malgré la fatigue, rend l’expérience vraiment enrichissante.
Très intéressant, merci pour ces réflexions! Tu veux terminer avec quelque chose? Le mot de la fin peut-être?
Écoute, en terminant j’aimerais proposer un moment de lucidité. Je pense qu’il va falloir à un moment donné admettre que le système capitaliste fonctionne sur de nombreux aspects. Les gens sont relativement plus heureux dans ce système que dans ceux d’avant, et d’accord, la compétition n’est pas toujours mauvaise non plus. Cependant, il y a des aspects qu’il faut remettre en question, car ils sont complètement contraires à ce que signifie être un être humain. Je trouve que notre capacité à ignorer ces contradictions est fascinante, y compris la mienne. C’est très difficile de sortir du système parce qu’on ne veut même pas penser à celui-ci. Mais ces incohérences et notre déni ne mènent nulle part, sauf peut-être… à la fatigue.