Mustapha Fahmi, professeur de littérature anglaise au Département des arts, des lettres et du langage
Si l’on devait entendre par liberté
la simple absence de nécessité,
ce mot serait vide de toute signification
Simone Weil
La liberté académique est l’essence de l’université.
L’essence d’une chose, selon Heidegger, n’est pas la propriété qui fait d’elle ce qu’elle est, mais bien la caractéristique primordiale qui fait qu’elle compte pour nous. Si l’université compte pour nous, en tant que professeur·e·s, ce n’est pas parce qu’elle nous permet d’accomplir notre mission éducative, mais plutôt parce qu’elle nous permet de le faire librement. Mais la liberté académique est-elle notre seul bien ? Y a-t-il autre chose que nous devrions considérer avant d’exprimer nos idées librement dans une salle de cours ?
Les étudiant·e·s adhérant aux valeurs du mouvement « woke » pensent que la justice sociale, la tolérance et l’inclusion sont plus importantes que la liberté académique. Par conséquent, un professeur qui prononce un mot raciste ou sexiste ou homophobe en classe, et ce même dans le contexte d’une discussion académique, doit être démis de ses fonctions. Un livre dont le contenu est susceptible d’offenser un étudiant ou une étudiante appartenant à un groupe opprimé doit être exclu du programme peu importent ses mérites scientifiques, philosophiques ou littéraires. Ainsi, après Mark Twain et William Faulkner, dont les romans sont dorénavant exclus de certains programmes de collèges américains, on commence maintenant à étendre l’exclusion à d’autres « auteurs blancs » avec en haut de la liste Shakespeare, le symbole de « la domination blanche ». Les pièces du dramaturge anglais contiennent des propos « antisémites », « racistes » et « sexistes », et il est temps qu’elles fassent place à des œuvres « plus contemporaines, plus diverses et plus inclusives » par des auteur·e·s provenant de groupes opprimés. Dans un collège de Hartford au Connecticut, par exemple, on remplace Roméo et Juliette par une pièce de Sandra Cisneros, une écrivaine issue de la communauté hispanique ; et à l’Université d’Ottawa, on demande et on obtient la suspension d’une professeure ayant prononcé un mot raciste dans le cadre de son cours. Ce sont des mesures extrêmes, certes, mais les réactions qu’elles suscitent dans les milieux académique et médiatique le sont tout autant.
D’un côté, il y a ceux qui y voient un mouvement iconoclaste visant à détruire les fondements de la civilisation occidentale en s’attaquant à ses symboles ainsi qu’à ses caractéristiques les plus distinctives, ou encore un mouvement irresponsable initié par des « enfants rois » élevés dans la paix et la prospérité économique et habitués à obtenir tout ce qu’ils demandent. De l’autre, il y a ceux qui voient dans le mouvement « woke » un véritable éveil de la conscience occidentale et une volonté de la part des jeunes de se débarrasser d’un héritage honteux fondé sur l’oppression, la colonisation et l’exploitation des « autres ». Autrement dit, il y a ceux qui sont entièrement d’accord avec les jeunes et ceux qui sont entièrement en désaccord. Quelque part, entre ces deux extrêmes, il y a peut-être une vertu qui se perd.
Entre les extrêmes
La vertu, selon Aristote, est une sorte de disposition que nous pouvons développer par la pratique, en essayant de nous situer autant que possible à un juste milieu entre deux extrêmes ou deux vices. Le courage, par exemple, est une vertu qui représente une « médiété » entre la témérité, qui est un excès d’assurance, et la lâcheté, qui est un excès de peur. Le courage auquel pense Aristote est celui que montre le soldat devant l’ennemi, mais nous ne sommes pas obligés d’être en guerre pour faire preuve de courage. Nous pouvons agir courageusement face à toutes sortes d’adversité : l’injustice, l’intolérance, le sexisme, l’homophobie, entre autres. La définition d’Aristote révèle deux aspects de la vertu : son accessibilité et sa fragilité. Nous sommes tous capables d’être vertueux, chacun selon les circonstances auxquelles il est confronté, mais si nous pratiquons notre vertu avec zèle, nous pourrons basculer facilement vers le vice. Car ce que nous appelons un vice n’est qu’une vertu poussée à l’extrême. Le juste milieu n’est pas un compromis que nous acceptons, faute de mieux, c’est une « excellence » que nous visons en tout temps. Le courage n’est pas un mélange d’un peu de témérité et d’un peu de lâcheté, mais bien le sommet que nous touchons lorsque nous nous efforçons de nous éloigner des deux simultanément. Les limites que nous propose la vision aristotélicienne de la vertu sont des limites fécondes, elles peuvent nous aider à bien vivre en nous proposant une manière d’éviter de basculer dans le déséquilibre, qu’il soit personnel, professionnel ou politique.
Trouver l’équilibre
Dire que nous sommes académiquement libres ne veut pas dire que nous pouvons choisir nos sujets sans restriction et exprimer nos idées sans contrainte. Il s’agit plutôt d’être capables d’enseigner et de penser librement à l’intérieur des limites que nous établissons nous-mêmes. Pour savoir si une personne est libre ou non, il ne faut pas se demander si la porte de l’endroit où elle se trouve est fermée ou ouverte, mais plutôt si elle en possède la clef. Chaque professeur·e possède, métaphoriquement parlant, la clef de sa salle de cours.
En tant que professeur de littérature, je suis libre d’enseigner les œuvres littéraires de mon choix, mais ma conscience ne me permet pas de le faire dans un vide politique. Je ne peux pas enseigner Le Marchand de Venise, Othello ou La Mégère apprivoisée sans penser qu’il existe dans le monde des personnes pour qui l’antisémitisme, le racisme et la misogynie ne sont pas de simples taches noires sur des pages blanches, mais bien des blessures profondes qui font mal. Toutefois, considérer la dimension politique d’une œuvre littéraire et la réduire entièrement à cette seule dimension sont deux choses différentes. La conscience politique est une vertu : elle peut nous éloigner des mauvaises idées et des mauvaises pratiques, mais poussée à l’extrême, elle peut tout autant nous empêcher d’apprécier les bonnes. En d’autres termes, on ne peut pas traiter un poème, un roman ou une pièce de théâtre comme s’il s’agissait d’un manifeste politique, ni attribuer à l’auteur une opinion exprimée par son personnage, surtout lorsque l’opinion en question est contredite ou discréditée par un autre personnage, comme c’est généralement le cas avec Shakespeare.
La sagesse poétique du Barde
Dans la société de Shakespeare, on pouvait raconter des blagues insultantes sur les femmes, sur les juifs et sur les noirs, mais pas sur la religion ou sur la reine. Aujourd’hui, au Québec, on peut se moquer de la religion et de la reine, mais pas des femmes, des juifs et des noirs. Sommes-nous plus libres que les Élisabéthains ? Pour le savoir, il faudrait soumettre nos valeurs respectives à des critères de jugement neutres et libres de toute interprétation, de tout perspectivisme. Ce qui est impossible.
Chaque culture a ses limites, ses interdits et ses « autres ». Le génie de Shakespeare tient justement à sa capacité à transcender ces limites et à donner une voix à ceux et celles qui n’en avaient pas une : les femmes, les juifs, les colonisés et les enfants illégitimes. D’ailleurs, ceux qui croient que les œuvres de Shakespeare ont été écrites par une femme (la reine Elizabeth I ou la poétesse Emilia Lanier) se basent justement sur la représentation des femmes dans les pièces. Pour eux les personnages féminins de Shakespeare expriment une vision féminine de la vie, de l’amour et de la sexualité à laquelle aucun homme n’a accès. Leur théorie est fragile, certes, mais leur remarque est pertinente et fait consensus : les femmes dans les pièces de Shakespeare ont une profondeur, une voix et une indépendance d’esprit uniques dans la littérature de l’époque. En fait, il fallait attendre l’arrivée de romancières comme Jane Austen et George Eliot, deux siècles plus tard, pour rencontrer des personnages féminins complexes et convaincants comme Elizabeth Bennet et Dorothea Brooke. Le Barde de Stratford ne pouvait pas aller contre le système en place sans risquer la censure, la prison ou la mort, de sorte que la fin de ses pièces confirme souvent les valeurs de sa société. Mais entre le début et la fin, il donne une voix claire, humaine et éloquente aux exclus de sa société afin qu’ils puissent dire ce qu’ils pensent de leurs conditions de vie.
Exclure les classiques des programmes de lecture en faveur d’œuvres contemporaines est une erreur. Ce qui confère à une œuvre le statut de classique, ce n’est pas son appartenance à une période particulière, mais bien sa capacité à traverser le temps et à parler à des gens de différentes époques et de différentes cultures. Les livres sont des êtres vivants : leur survie dépend moins de la force qu’ils montrent à leur naissance, que de leur capacité à s’adapter aux différents environnements qu’ils rencontrent dans leur évolution. Si la moyenne des ouvrages écrits sur Shakespeare est d’un livre par jour, si ses pièces continuent d’être lues et jouées dans une centaine de langues à travers le monde, c’est parce qu’il a toujours quelque chose à nous dire : sur nous, sur notre monde et sur les personnes qui nous entourent.
La centralité du dialogue
Les « wokes » ne sont ni des enfants gâtés ni des héros, mais bien des jeunes qui défendent des idées auxquelles ils croient, des idées qui méritent d’être discutées et prises au sérieux. La pire chose à leur faire, c’est de les contraindre à choisir entre la condescendance et la complaisance ; la condescendance de ceux qui ne veulent rien leur accorder et la complaisance de ceux qui ne veulent rien leur enlever. Entre les deux, il y a le dialogue : un dialogue constructif qui nous permet de les critiquer et de recevoir leurs critiques. C’est la seule façon de leur montrer qu’on les respecte. La liberté académique ne nous donne pas le droit de dire ce que nous voulons. Elle nous donne plutôt la chance d’établir les dialogues de notre choix : avec les auteur·e·s, les livres et les idées de notre choix. En commençant par les idées de nos étudiantes et de nos étudiants. La liberté académique est avant tout une liberté de dialogue.