Gérard Bouchard, Professeur émérite du Département des sciences humaines et sociales
Correspondance reproduit ici le premier de deux textes publiés par l’auteur dans le journal Le Devoir, avec l’autorisation de l’auteur et du quotidien.
On assiste depuis quelque temps à une nouvelle offensive du multiculturalisme canadien, mais un multiculturalisme ragaillardi, radicalisé, autoritaire et hautain, engagé dans une croisade sans précédent sous la forme d’un militantisme moralisateur. Cette fois, il prend prétexte de grands principes tout à fait légitimes émis par l’ONU : des cibles d’Équité, Diversité et Inclusion (EDI) et des Objectifs à développement durable (ODD). L’ONU avait toutefois fait montre de retenue en prenant soin de s’en tenir à l’énoncé de grands principes qu’elle laissait ouverts à des modalités diverses d’application en fonction des contextes, des traditions et des sensibilités des sociétés. C’est cette latitude qui a disparu dans la politique fédérale pour faire place à l’intolérance, à l’orthodoxie et à la gestion par diktats comme le montrent quelques épisodes récents :
- L’érection du mot « N » en tabou absolu qui autorise chez les nouveaux croisés de véritables chasses aux sorcières;
- Au CRTC, des dispositions tatillonnes qui mènent soit à la censure, soit à une forme d’autocensure et donneraient à croire que les ondes de Radio-Canada sont infestées de propos racistes, orduriers;
- Ottawa qui, en 2017, a redéfini sa politique en matière de recherche pour l’assujettir à ses définitions très restrictives des ODD et des EDI, d’où découle un danger immédiat pour la liberté des scientifiques – on l’a bien vu au Québec avec les trois grands Fonds de recherche qui ont épousé les corollaires de cette politique sans prendre les précautions qui s’imposaient et qui font déjà face à de vives critiques au nom de la liberté intellectuelle;
- Les nouvelles directives radicales, dépourvues de mesures d’assouplissement, concernant l’embauche au sein des chaires de recherche du Canada.
Évitons tout malentendu : le but premier de toutes ces mesures, originellement louable, ne porte nullement à critique. Là n’est pas la question, il règne un accord général au Québec sur ce sujet. Le problème loge dans les modalités d’application qui peuvent pervertir la noblesse des objectifs poursuivis en les noyant dans l’excès de vertu bordant l’infantilisme. Ce qui dérange aussi, c’est la façon autoritaire, la bonne conscience mêlée de paternalisme avec lesquelles elles nous sont imposées. La marge d’adaptation et de négociation fait défaut, ce qui durcit les rapports avec les personnes et les institutions concernées. Ici encore, on voit que, poussée à l’extrême, la vertu tourne au vice.
N’est-il pas significatif que les réactions critiques à ces initiatives soient venues des Francophones (je ne m’arrêterai pas sur les tensions qui se manifestent présentement au Musée des Beaux-arts du Canada autour des mêmes enjeux)? Or, on l’aura noté, les protestataires ne sont pas des xénophobes ou des racistes. Au contraire, ce sont des citoyens et des citoyennes qui ont agi au nom de valeurs très nobles, principalement la liberté et l’équité. Le message à retenir, c’est qu’on heurte ici la manière québécoise : la hiérarchie des valeurs, le style de gouvernance, la sensibilité, le tempérament, la philosophie qui imprègnent notre culture.
Au fond, il n’y a rien de neuf. Dès les années 1840, les Britanniques tenaient à ce que les Canadiens français adoptent l’anglais, une langue qui était présentée comme le véhicule par excellence des valeurs universelles, de la civilisation. La filiation est nette avec le Canada d’aujourd’hui qui s’autoproclame le « World moral model »[1]. On reconnaîtra dans la nouvelle offensive un autre chapitre d’une vieille histoire tissée de tentatives sans cesse répétées pour supprimer la différence québécoise. Voilà un bien étrange décolonisateur.
Pour finir, que faut-il penser de cette étrange intervention de M. Trudeau selon lequel le Québec devrait accueillir plus de 112 000 immigrants par année? Une proposition qui a évidemment été rejetée (notamment par le gouvernement du Québec et les partis d’opposition), de quoi alimenter encore un peu plus le « Québec bashing » : une société frileuse, méfiante des étrangers, qui n’a jamais véritablement accepté la diversité, incapable de s’affranchir de ses atavismes…
Sommes-nous à notre place dans ce pays qui nous est de plus en plus hostile, qui ne rate pas une occasion de nous faire mal paraître et dont la culture, les défis, les contraintes, les besoins et les aspirations diffèrent tant des nôtres?
Je ne m’arrêterai pas sur l’affaire Elghawaby qui résume en l’accentuant tout ce qui précède.
[1] Voir G. Bouchard, Les nations savent-elles rêver? (chapitre 5).