LA LUTTE CONTRE LA DISCRIMINATION (2e partie) : pour une politique québécoise

Gérard Bouchard, Professeur émérite du Département des sciences humaines et sociales

Correspondance reproduit ici le deuxième de deux textes publiés par l’auteur dans le journal Le Devoir, avec l’autorisation de l’auteur et du quotidien.

Il presse pour la CAQ de mettre en oeuvre une politique énergique de lutte contre la discrimination, une politique alignée sur les grands objectifs à atteindre et qui s’inspire des principes en vigueur mais les traduit et les applique à notre façon. On devrait viser une approche originale qui s’accorde avec notre tempérament, nos traditions, notre culture, tout en nous affranchissant de la dépendance fédérale et de son moralisme intolérant.

Notre histoire offre plusieurs exemples de formules collectives novatrices que nous avons mises au point, parfois à l’encontre des voies convenues. Pensons à la façon dont, à partir des années 1960, nous avons conjugué l’essor de l’entreprise privée avec l’État partenaire, d’où a résulté une forme originale de capitalisme. Pensons aussi à l’adoption, durant les décennies qui ont suivi, de pratiques économiques néolibérales conjointement avec l’expansion du filet social (seulement pour la fin des années 1990, époque triomphante du néolibéralisme : assurance-médicaments, garderies, congés parentaux, logement social). Nous avons  également mis au point un modèle de gouvernance qui fait largement appel à la concertation générale sous la forme de Sommets. Sur ces trois plans, le Québec a fait bande à part en Amérique.

Parallèlement, le syndicalisme grossissait ses rangs, la taille de l’État se maintenait, le chômage déclinait, l’économie sociale continuait son essor, la pauvreté et les inégalités diminuaient.

On trouve un phénomène similaire dans l’ouverture de la culture québécoise à la mondialisation, une manoeuvre audacieuse pour une culture inquiète de son avenir. Le Québec y a trouvé une voie pour démontrer sa créativité et exporter ses productions culturelles à travers la planète.

L’exemple le plus éloquent peut-être réside dans la façon dont nous avons étroitement conjugué un nationalisme fervent avec une philosophie libérale et des politiques progressistes. Peu de nations y sont arrivées. Aux yeux de nombreux Européens, ce genre de mariage est impossible.

Je peux en témoigner. À l’occasion de conférences en Europe, notamment en France, je faisais état de ce que nous avions réalisé. Le public manifestait un profond scepticisme. Dans la plupart des esprits, le nationalisme, c’était les horreurs des deux guerres mondiales : le racisme, la xénophobie, le génocide et la guerre (c’est une formule que le président Mitterrand affectionnait : « le nationalisme, c’est la guerre »). Puisque notre exemple ne convainquait pas, j’évoquais aussi les nationalismes écossais, finlandais, néo-zélandais… Rien à faire.

En matière d’intégration et de relations entre majorité et minorités, l’interculturalisme relève du même esprit : une formule qui  bouscule certains tabous, prône la solidarité, les rapprochements et les interactions entre cultures. En se fondant sur une quête d’équilibre, d’équité, de pragmatisme, elle s’applique à raccorder des impératifs concurrents tout en laissant une grande autonomie aux acteurs sociaux. Pourtant, aucun de nos gouvernements n’a voulu jusqu’ici mettre cette formule à l’essai alors qu’entre-temps, le multiculturalisme canadien gagne rapidement du terrain à Montréal (voir La métropole contre la nation? deDavid Carpentier, 2022).

La lutte contre la discrimination appelle un effort de même nature : poursuivre en matière d’équité et de protection des droits les mêmes objectifs, les mêmes valeurs, mais suivant nos voies. Cependant, il faudrait d’abord dégager le terrain de certains obstacles, notamment l’aversion de M. Legault pour la notion de racisme systémique, coupable apparemment de faire passer tous les Québécois pour des racistes,  ce qui n’est évidemment pas le cas.

Si l’expression choque au point de freiner le combat contre le racisme, il n’y a qu’à la contourner. Parlons d’une forme spécifique de discrimination qu’on pourrait qualifier de banalisée au sens que, souvent inconsciente, elle est incrustée dans les mentalités, les stéréotypes, les coutumes, les pratiques courantes, d’où découle une forme dinstitutionnalisation de facto.

Rappelons-nous qu’autrefois, le dimanche était un jour de congé réservé au culte. Mais il s’agissait du culte chrétien, sans égard pour les autres. C’était aussi l’époque où les femmes étaient tenues pour faibles, émotives, inaptes à exercer diverses responsabilités. De nombreux Noirs et musulmans sont présentement soumis à un traitement analogue. Et tout récemment, nous avons appris de la bouche de nos gouvernants que les immigrants sont réfractaires à nos valeurs, rejettent le français, refusent de travailler et menacent la cohésion sociale… Ce sont sur de telles bases que se construit la discrimination banalisée.

Un autre obstacle réside dans une conception trop radicale du racisme systémique (ou banalisé). Ici, le danger est de  provoquer dans la population des effets dissuasifs similaires aux excès du nouveau multiculturalisme. Il ne s’agit nullement de diluer la notion de racisme ou d’édulcorer les politiques destinées à le contrer. Il s’agit simplement de ne pas susciter des résistances pour de mauvaises raisons. 

            En somme, oui pour les valeurs EDI, bien sûr, et pour les objectifs ODD de l’ONU, mais modelés et appliqués à notre manière. Ce serait le bon moment pour une offensive gouvernementale dont la première étape consisterait à inventorier les réflexions et les propositions déjà mises de l’avant chez nous pour en extraire les prémisses d’un modèle québécois. Un exemple : agir contre la discrimination en aval, certes, mais plus encore en amont, comme l’a suggéré Patrick Moreau (Le Devoir, 7 février).

            C’est une tâche qui demandera un effort collectif, incluant celui des administrations universitaires dont certaines se font très conciliantes avec les dicktats du multiculturalisme afin de conserver les subventions fédérales. La mise en garde adressée récemment par la ministre Pascale Déry (le Devoir, 17 janvier) était donc bienvenue, tout comme l’objectif d’ « équilibre » qu’elle préconise.

La Correspondance

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