Marjorie Lavoie, chargée de cours au DSS[1]
« Quoi? »
Dans un programme universitaire en art-thérapie, avec une particularité institutionnelle dont l’accent est mis sur l’apprentissage expérientiel, notamment via l’expérience esthétique, comment répondre aux objectifs spécifiques de formation dans une modalité d’enseignement devenue à majorité virtuelle? Qui plus est, comment exercer une qualité relationnelle suffisante afin de répondre aux besoins éducationnels des étudiantes et étudiants au sein d’un programme en relation d’aide, le tout en étant minimalement sensible aux particularités exceptionnelles relatives à la pandémie chez la population étudiante?
Tel que bien positionné par Anita Abraham dans McGowan (2021) « Nos objectifs en matière d’apprentissage par l’expérience restent rigoureusement les mêmes » malgré ce contexte : procurer une expérience éducative organisée, mettre en place une réflexion, une évaluation et une intégration efficaces afin d’obtenir des résultats d’apprentissage. À l’ère virtuelle, affectée par la situation sanitaire en lien avec la pandémie, ce sont les moyens pour y parvenir qui diffèrent. Un regard exploratoire sera posé sur ces questions, prémisses d’un tournant majeur dans l’évolution de l’enseignement supérieur.
Déjà présenté par ses précurseurs Lindeman (1926) et Dewey (1938) comme étant un élément central de la construction de l’identité humaine, l’apprentissage expérientiel se veut inévitablement une voie d’accès à la connaissance via l’expérience, aussi sensible soit-elle. Ainsi construite autour des besoins et centres d’intérêts des apprenants, c’est selon cette conception que Rogers (1969) mettra en lumière deux types d’apprentissage, soient l’un qui n’engage que l’esprit et l’autre qui est expérientiel, important et lourd de sens pour l’individu. Il y voit là un engagement et une initiative de l’apprenant dans son processus, de même qu’un apprentissage en profondeur, qui affectera la vie de ce dernier en étant significatif, porteur de sens.
Comme il a été rappelé par Sajnani, Mayor et Tillberg-Webb (2020), plusieurs auteurs ont documenté le rôle des arts pour faciliter l’apprentissage. Reprenons encore à cet effet Dewey (1934) qui stipule que l’apprentissage s’effectue via l’expérience et qu’y intégrer l’expérience esthétique approfondit la réflexion en intégrant la théorie à la pratique, en générant de nouvelles prises de conscience et de nouvelles perspectives. Également, Sajnani et al. (2020) affirment qu’utiliser les arts en éducation développe l’engagement socio-affectif, permet d’intégrer la compréhension découlant d’un apprentissage et renforce la curiosité, même à l’égard de sujets initialement moins intéressants pour l’apprenant. Webster et Wolf (2013) renchérissent à l’effet que les aspects esthétiques sont essentiels en éducation puisqu’ils permettent aux étudiantes et étudiants d’établir d’importants liens et connections entre différents concepts.
Certes, la dimension esthétique de l’apprentissage contribue à une intégration de processus cognitifs de haut niveau, d’imagination, de créativité, d’autorégulation, d’interactions sociales et d’engagement socio-affectif (Sajnani & al., 2020). Pourtant, peu d’écrits documentent l’utilisation pédagogique des arts dans la formation des thérapeutes d’expressions créatives, et encore moins mettent l’accent sur l’éducation en ligne dans ces programmes de formation spécifiques. En effet, la nature essentielle de la création artistique dans l’éducation de l’art-thérapie est mise en lumière par Deaver (2012), qui souligne l’importance d’une pratique artistique consistante, tant au plan professionnel que personnel durant le curriculum en arts créatifs.
Qui plus est, l’enjeu relationnel de la présence en enseignement en ligne est à considérer (Alexandre, 2020). Il requiert la configuration d’espaces d’interactions et d’interdépendances entre les types de présences en soutien à l’apprentissage, tel que définies par le modèle Community Of Inquiry (C.O.I.) de Garrisson, Anderson et Archer (2001) : il s’agit des présences enseignante, cognitive et sociale. De manière succincte, la première réfère, au-delà de l’enseignement en soi, au design, à l’organisation du cours et à la facilitation des échanges; la seconde se traduit par l’évocation d’éléments déclencheurs, l’exploration de solutions, l’intégration et la résolution de problèmes; quant à la dernière, elle se reconnait par l’expression de l’affectivité, la cohésion et la communication au sein du groupe (Petit, Deaudelin et Brouillette, 2015).
En ce qui concerne plus spécifiquement l’enseignement des arts créatifs en ligne, les quelques études existantes soulignent elles aussi l’importance de la présence de l’instructeur, de l’interaction entre les pairs et de la variété des outils technologiques utilisés afin de créer un sentiment d’appartenance au groupe (LaGasse et Hickle’s, 2015). Subséquemment, Sajnani et al. (2020) proposent d’ajouter une présence implicite et englobante aux trois présences du modèle C.O.I. initial, soit la présence esthétique en ligne. Celle-ci est définie comme une interaction dynamique entre symboles, métaphores et technologies multisensorielles facilitant ainsi la représentation complexe d’expériences au sein desquelles s’engagent de façon optimale l’imagination, la cognition et l’émotion (Sajnani et al. 2020).
« Alors quoi? »
Bien entendu, le cadre et la nature pédagogiques doivent ainsi demeurer au centre de la conception du dispositif pédagogique esthétique utilisé. C’est donc pourquoi le modèle, basé sur le C.O.I. et utilisé dans le cadre de l’enseignement d’un cours universitaire en art-thérapie en modalité hybride, se veut différent de celui proposé par Sajnani et al. (2020). Effectivement, il positionne le dispositif pédagogique esthétique au cœur même du modèle C.O.I., tentant ainsi de le positionner comme expérience pédagogique centrale, à partir de laquelle les trois présences sont sollicitées et en interaction, tel qu’illustre la figure ci-dessous.
Ce dispositif pédagogique central a donc été la création d’une poupée par chacun des étudiants lors du premier cours, pour lequel ils avaient au préalable préparé le matériel nécessaire. Pour y parvenir, une modélisation a été présentée en direct et une intention pédagogique, personnelle à l’étudiant à l’égard du cours, a été insérée dans la création. Ci-dessous se trouve l’une de ces poupées réalisées dans le cadre du cours.
Tel qu’évoqué par Topp (2005), la création et l’utilisation des poupées remontent pratiquement aux origines de l’humanité. De jouets pour enfants à talismans (Von Boehn, 1972), la poupée active également un certain pouvoir transitionnel, à titre d’objet physique pouvant stimuler les projections de la psyché humaine, de par les métaphores qu’elles peuvent véhiculer, le tout sous un spectre allant de récréatif à thérapeutique, de sa conception à sa scénarisation, ici pédagogique.
Dans cette optique, il est permis de croire que la poupée permet aux étudiantes et étudiants d’effectuer des apprentissages expérientiels d’une façon plus ludique, et devient dès lors porteuse de sens et permet de catalyser les apprentissages de nature expérientielle tout en soutenant la présence en contexte éducatif.
« Maintenant, quoi? »
Lorsqu’ils ont été interrogés, de manière anonyme et spécifiquement à l’égard de la poupée comme outil pédagogique, pour tous les huit répondants, l’expérience pédagogique fut significative, à différents niveaux allant de « un peu d’accord » à « tout à fait d’accord ».
Pour 75% des répondants, la motivation à l’égard de l’outil est soit demeurée stable, soit plus élevé entre le début et la fin du cours.
En ce qui concerne finalement le modèle C.O.I. et l’influence de l’outil étudié sur les trois présences qu’il comprend (présences enseignante, cognitive et sociale), il en ressort que la présence esthétique telle que conçue comme expérience pédagogique centrale a pu effectivement influencer positivement chacune d’elles, ici de croissante à décroissante : présence cognitive, enseignante, et sociale.
Bien que la petite taille de l’échantillon (n=8) limite la généralisation des résultats, il n’en demeure pas moins que ces derniers démontrent la pertinence de l’utilisation d’un dispositif pédagogique esthétique basé sur l’art en enseignement de l’art-thérapie. Si l’apprentissage expérientiel est plus que l’accumulation de savoirs mais également de faire du sens, il semble que cet objectif pédagogique soit effectivement atteint. En plus, d’influencer positivement toutes les présences en contexte éducatif favorisant l’apprentissage – cognitive, enseignante et sociale – l’outil pédagogique semble susciter un assez bon niveau de motivation tout au long du cours universitaire en art-thérapie, bien que la majorité des enseignements aient été effectués en direct, mais à distance.
[1] Marjorie Lavoie, Psy. D., psychologue, art-thérapeute, est également professeure en art-thérapie à l’Unité d’enseignement et de recherche en sciences du développement humain et social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue.
Références
Alexandre, M. (2020). L’enjeu relationnel de la présence en formation à distance. Le Tableau, 9(6), repéré à https://pedagogie.uquebec.ca/le-tableau/lenjeu-relationnel-de-la-presence-en-formation-distance
Deaver, S. P. (2012). Art-based learning strategies in art therapy graduate education. Art Therapy: Journal of the American Art Therapy Association, 29 (4), 158–165.
Dewey, J. (1934). Art as experience. New York: The Berkley Publishing Group.
Dewey, J. (1938). Expérience et éducation. Paris: Armand Colin.
Garrison, D. R., Anderson, T., & Archer, W. (2001). Critical thinking, cognitive presence, and computer conferencing in distance education. The American Journal of Distance Education, 15(1), 7–23.
LaGasse, A. B., & Hickle, T. (2005). Perception of community and learning in a distance and resident graduate course.Music Therapy Perspectives, 35(1), 79-87.
Lindeman, E. (1926). The meaning of adult education. New York (NY): New Republic.
McGowan, S. (2021, janvier). Repenser l’apprentissage par l’expérience à l’ère de la pandémie. Affaires universitaires, Repéré à https://www.affairesuniversitaires.ca/articles-de-fond/article/repenser-lapprentissage-par-lexperience-a-lere-de-la-pandemie/
Petit, M., Deaudelin, C. et Brouillette, L. (2015). La présence en formation à distance: orienter la pratique en enseignement supérieur grâce à des résultats de recherches qualitatives. Adjectif.net. repéré à http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article338
Rogers, C. (1969). Freedom to learn: A view of what education might become. Columbus (OH): Merrill.
Sajnani, N., Mayor, C., & Tillberg-Webb (2020). Aesthetic presence: The role of the arts in the education of creative arts therapists in the classroom and online. The arts in Psychotherapy, 69, 1-9
Topp, J. (2005). The uses of doll making in art therapy with children: 4 case studies (Mémoire de maitrise). Concordia University. Repéré dans Spectrum Research Depository à https://spectrum.library.concordia.ca/8982/
Von Boehn, M. (1972). Dolls. New York: Dover Publications Inc.
Webster, R., & Wolfe, M. (2013). Incorporating the aesthetic dimension into pedagogy. Australian Journal of Teacher Education, 38(10), 21–33.