L’écriture dite « inclusive » – une écriture excluante?

Lucie Mathieu, professeure de géologie au Département des sciences appliquées

L’écriture dite inclusive se répand comme feu de forêt depuis quelques années et a maintenant atteint courriels et autres documents officiels – voir par exemple une enquête récente du Figaro [1] ou bien, consultez simplement votre boite courriel UQAC. Est-ce une évolution souhaitable? Voyons-nous apparaître de nouveaux usages destinés à s’imposer d’eux-mêmes ou s’agit-il d’une dérive de la bien-pensance devant laquelle on s’incline par peur de se voir étiqueter de réactionnaire?

Et d’abord, de quoi s’agit-il? L’écriture dite inclusive promeut la mention systématique du genre féminin en imposant des modifications syntaxiques (« bonjour à tous et à toutes »). Elle encourage aussi l’utilisation de mots épicènes (les « élèves » plutôt que les « étudiants »), ce qui entraine l’abandon des autres termes jugés moins politiquement corrects et appauvrit le langage. Mais la marque de cette écriture est le point médian utilisé pour « double-genrer » un terme (« nombreux·ses ») et qui a remplacé la parenthèse – étudiant(e)s – qui avait au moins l’avantage de ne pas hacher les phrases mais qui était tout aussi laide.

Si la féminisation de certains noms de métiers (professeure) ne pose généralement pas de problème particulier, bien qu’il faille un peu de temps pour s’habituer à « autrice » et « chauffeuse », c’est le point médian qui est une véritable hérésie. Imaginez-vous La Recherche du Temps Perdu rédigé avec ce machin? Et l’écriture dite inclusive ne s’arrête pas là, puisqu’il est possible de la transposer à l’oral. Par exemple, essayez de prononcer « tous·tes » en un mot, en prononçant successivement le s et le t.

Allez, on se lance : « Chère.s étudiant·e·s, Chère.s professeur·e·s »

Et pour poursuivre le voyage en absurdie, remplacez hommage par femmage, et ne dites plus les Droits de l’Homme mais les Droits de l’Humain. Mais ceci est un autre sujet, restons sur le point médian pour le moment.

Historique

D’où vient l’écriture dite inclusive? Comme souvent, à l’origine, il y a un bon sentiment. Il y a aussi une interprétation fallacieuse des règles de grammaire.

L’écriture dite inclusive vient d’un militantisme qui entend en finir avec la domination masculine. Partant du principe que le masculin l’emporterait sur le féminin, l’idée est de tout féminiser, comme pour forcer un retour du balancier et de nous envoyer directement vers un autre extrême. Pour la voie du milieu, on verra plus tard.

Ce militantisme est issu de la théorie des genres. Il soutient qu’il existe une lutte des « genres » et exacerbe un rapport conflictuel entre les sexes. Alors reprenons le pouvoir en mettant des points au milieu des phrases! Parce que militer pour l’égalité des chances et des salaires et la recherche d’une harmonie et d’une complémentarité entre les sexes, c’est ringard, l’enlaidissement de la langue française c’est tellement mieux!

La négation du genre neutre

La dénomination « inclusive » est en fait une imposture. Le français n’est pas une langue sexiste – aucune langue ne l’est – et le français ne relègue pas la femme au second plan. En fait, en français, un nom peut être masculin ou féminin : c’est le genre. Ce genre est arbitraire (un crayon, une feuille) et n’a rien à voir avec le sexe. Lorsque l’on se réfère à un homme ou à une femme, par contre, il y a une correspondance entre sexe et genre (genre lexical dans ce cas) : un garçon, une fille. Il y a aussi un genre neutre qui prend souvent la forme du masculin. C’est pourquoi de nombreux usages du masculin sont inclusifs : « les étudiants » désigne déjà tous les étudiants, quel que soit leur sexe. « Bonjour à tous » désigne déjà tout le monde. Sans oublier que d’autres mots épicènes à genre défini prennent la forme du féminin et peuvent désigner des hommes (p.ex. : victime ou critique).

Alors pourquoi polémiquer autour du genre neutre, pourquoi tenter de le nier et de s’en débarrasser? On entend souvent que la langue serait machiste parce qu’au XVIIe siècle, la règle suivante a été instaurée : « le masculin l’emporte sur le féminin ». C’est un raccourci, mais, surtout, bien que cette règle découle du caractère patriarcal de la société du XVIIe, il s’agit, de nos jours, d’une simple convention linguistique. Mise à part une infime minorité de militants, personne ne pense vraiment que la langue est machiste et qu’elle reste à jamais entachée de ce « péché originel ».

L’écriture excluante

L’Académie française qualifie cette écriture d’ « aberration inclusive » mettant la langue française en « péril mortel » et ajoute que :

« La multiplication des marques orthographiques et syntaxiques qu’elle [l’écriture inclusive] induit aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité. » [2]

L’Académie française souligne encore que l’écriture dite inclusive sera plus difficile à enseigner, à transmettre et entrainera un désintérêt pour la langue française ; ce dont le monde francophone n’a pas besoin. Cette écriture induit des lourdeurs et rend tout texte indéchiffrable et inintelligible. Sans compter que cette idéologie soi-disant inclusive exclut en vérité ceux qui tentent d’apprendre la langue française (les enfants, ainsi que les non-francophones), ainsi que les dyslexiques et autres « dys » qui se retrouvent exclus d’office de la lecture et de l’écriture par cette débauche de ponctuation. Cette écriture exclue aussi les aveugles car les logiciels de lecture d’écran pour personnes non ou malvoyantes ne peuvent par lire correctement ce machin.

Pas très inclusif tout cela.

On peut s’insurger et reléguer l’Académie au rang de vieux truc dépassé et réactionnaire qui se méfie de tout ce qui est nouveau. Pourquoi pas, mais je n’ai jamais compris pourquoi le nouveau, l’innovant, le moderne, et le « progrès » étaient systématiquement jugés mieux que l’ancien? En quoi le neuf serait-il du côté du Bien et le vieux serait-il du côté du Mal? Est-ce que lorsqu’un cancer progresse, il s’agit vraiment d’un progrès souhaitable, comme le dit si bien Michel Onfray, philosophe français?

L’usage prévaut

Rien ne sert de disserter : les langues sont en constante évolution et l’usage prévaut. Si quelque chose devient inutile ou peu pratiqué, alors il cesse d’être utilisé et il disparait rapidement. Au final, si tout le monde se met à déverser des points au milieu des phrases, ce n’est pas l’Académie française et encore moins les politiciens qui pourront y changer quoi que ce soit. Pour des exemples récents de tentatives d’interdiction de cette écriture, voir [3] [4] [5].

Le problème aujourd’hui vient d’une évolution extrêmement inquiétante de nos sociétés occidentales, dans lesquelles les minorités bruyantes imposent de plus en plus violemment leurs visions du monde aux majorités. Le problème est que pour bien paraître et pour se protéger de la cancel culture, nous avons tendance à renier nos convictions et notre passé et à nous autocensurer. La polémique qui entoure l’écriture dite inclusive n’est pas aussi futile qu’il n’y parait, car le langage est le vecteur de la pensée. Modifier le langage à des fins idéologiques conditionne les esprits. Lorsque ces modifications proviennent du militantisme, la société (la majorité silencieuse) est privée de débat et ne peut plus influer sur son avenir.

Au final, chacun est libre d’utiliser ce machin. Mais le voir s’insinuer dans les communications officielles, sans qu’aucun débat n’ait pu avoir lieu, est inquiétant. A ce rythme, il ne faudra pas attendre longtemps pour que toute personne refusant d’utiliser le point médian se voit immédiatement accusée de machisme et de sexisme, s’il ne se voit pas d’abord cloué au pilori par l’armée de La Bien-Pensance.

Dans ce monde devenu fou, où nous avons tant perdu que nous pourrions ne plus jamais avoir la possibilité de respirer librement dans l’espace public, où l’on met les gens dans des boites pour forcer la confrontation, ne serait-il pas temps de préserver le peu de choses que nous avons encore en commun? Notre langue, notre passé, notre histoire. Nous sommes ceux qui, par peur de mourir, avons complétement arrêté de vivre. Serons-nous aussi ceux qui, par peur de blesser on ne sait trop qui, iront jusqu’à assassiner notre culture?


[1] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/comment-l-ecriture-inclusive-prend-le-pouvoir-a-l-universite-20210204

[2] https://www.academie-francaise.fr/actualites/declaration-de-lacademie-francaise-sur-lecriture-dite-inclusive

[3] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000036068906

[4] https://frontpopulaire.fr/o/Content/co396670/l-ecriture-inclusive-enfin-interdite

[5] https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/francois-jolivet-l-ecriture-inclusive-est-contre-intuitive-illisible-et-excluante-20210408

La Correspondance

2 réflexions au sujet de “L’écriture dite « inclusive » – une écriture excluante?

  1. Je voudrais vous féliciter. Vraiment!!! Je crois que dans les années 1970 vous auriez été de ceux (je n’ose dire celles vu que ça va vous déplaire) qui se seraient élevés contre la féminisation du terme professeur. Pensez donc le mot professeur comprenait les hommes et les femmes tout le monde savait ça! J’aimerais aussi ajouter que quand un organisme comme l’Académie française ne peut même pas féminiser le titre de SA secrétaire perpétuelle, je ne vois pas en quoi ses diktats sont réalistes et qu’il faudrait les écouter. Encore moins ceux de Michel Onfray. Et vraiment croire que féminiser la langue (celle que vous utilisez tous les jours) c’est nier votre histoire ça va bien au-delà d’une analyse réaliste de l’histoire du Québec ou de la francophonie. Tout au plus vous ne faites que répéter le discours ambiant celui qui veut nous faire croire qu’une minorité (tiens donc les femmes sont une minorité maintenant) veut faire taire la majorité!

    1. Vous avez raison, les femmes ne sont pas une minorité. Elles ne sont pas non plus un groupe homogène – et parmi celles qui sont féministes, le féminisme peut être abordé de façon différente. Je ne pense pas que forcer une modification du langage soit une priorité et je trouve cette façon de faire très inquiétante, voilà tout.

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