L’écriture inclusive : une opinion différente

Luc Baronian, Professeur de linguistique au Département des arts, des lettres et du langage

Dans un texte daté du 21 avril dernier, notre collègue, la géologue Lucie Mathieu, exprime son opinion, plutôt négative, face à l’écriture dite inclusive. Sans être moi-même un militant de l’écriture inclusive, je ne suis pas non plus un de ses opposants. En tant que linguiste, j’observe et je trouve certaines des propositions faites en ce sens intéressantes, tout en me questionnant parfois sur d’autres. L’étude de la linguistique historique m’apprend que plusieurs phénomènes sont passagers, que les modifications d’orthographe et de ponctuation ont rarement un effet sur la langue en général et que l’aménagement linguistique (parce que c’est ce dont il s’agit ici) ne modifie jamais autant la langue que le véritable changement linguistique.

Dans le présent texte, ma volonté n’est pas tellement d’offrir une réplique point par point aux arguments soulevés par Lucie Mathieu, mais plutôt d’offrir mon point de vue basé sur ma connaissance professionnelle de l’histoire de la langue française[1]. Le débat — si c’est le mot juste —, en ce sens, serait inégal. En même temps, puisque j’avance des opinions en majorité contraires à celles de Mme Mathieu, une certaine opposition est inévitable, mais, j’espère que tous et toutes comprendront que je ne rejette pas ses opinions du revers de la main. Au contraire, je remercie fortement Lucie Mathieu d’aborder cette question importante et je soutiens son point de vue qu’un débat publique (plutôt qu’un débat limité entre linguistes) a toutes les raisons d’être. Après tout, je me permets bien d’avoir moi-même des opinions sur l’économie, la politique, la pollution de l’environnement et la malbouffe, sans avoir étudié en sciences économiques, en sciences politiques, en biologie ou en nutrition.

D’entrée de jeu, ce qu’on présente en bloc comme étant de l’écriture inclusive me semble associer plusieurs idées, parfois liées dans leur genèse ou dans leur but, mais qui ne sont pas forcées d’être toutes adoptées. L’analogie qui me vient est que ce n’est pas parce que l’Union soviétique était une dictature condamnable ayant commis des atrocités qu’il faille rejeter toutes les mesures socialistes, dont les congés parentaux, l’assurance-maladie, etc. Par contre, les critiques de l’écriture inclusive souffrent souvent, selon moi, d’avoir trop le nez collé sur l’immédiat sans comparer avec d’autres changements linguistiques ou d’autres adaptations de l’écriture que le français ou d’autres langues ont connu dans leur histoire. L’analogie, cette fois, serait celle d’une géologue, justement, qui m’expliquerait que pour bien comprendre l’évolution de notre environnement, il ne faut pas se limiter à ce qu’on voit en surface, mais qu’il faut étudier les différentes couches qui se trouvent sous nos pieds afin de dégager des généralisations du passé pour mieux anticiper l’avenir. De même, l’étude des changements linguistiques du passé nous aide à relativiser l’importance à accorder à ceux en cours (voir la figure ci-dessous pour des exemples d’évolution du français dans le temps). Dans le cas qui nous occupe, j’espère convaincre le lecteur ou la lectrice que ce que propose l’écriture inclusive est très modeste et inoffensif. Quand on connaît les centaines de changements qui ont affecté notre langue depuis ses origines latines, il est difficile de croire qu’il s’agisse « d’une dérive de la bien-pensance » ou que l’on pourrait en les adoptant « assassiner notre culture ». Je comprends que Mme Mathieu n’en faisait pas des affirmations, qu’elle ne faisait que poser ces questions, mais je me permets d’emblée de rejeter ces scénarios les plus noirs qu’elle envisage.

Figure 1: Exemples de changements subis par le français au cours de son histoire

Ce qui ne me semble pas être en jeu

D’abord, les structures coordonnées masculin/féminin (« bonjour à tous et à toutes ») n’ont rien de nouveau et ne relèvent pas strictement de l’écriture. Il y a longtemps qu’on entend l’expression « chers électeurs, chères électrices », par exemple, et Charles de Gaulle lui-même s’adressait aux « Françaises et Français » dès les années 1950. Pour reprendre le terme de Lucie Mathieu, je ne vois pas ici de « modification syntaxique » (d’ailleurs, modification par rapport à quoi?), le syntagme respecte en tous points les structures coordonnées de la langue française. Si l’usage de cette construction syntaxique permet aux femmes de se sentir plus concernées, plus écoutées et, par le fait même, à s’impliquer et à s’investir d’avantage dans la vie publique, syndicale, politique ou autre, je me dis « tant mieux » et je ne vois pas sur quelle base (féministe ou linguistique) il faudrait le décourager.

En ce qui concerne l’usage de mots épicènes (les « élèves » plutôt que les « étudiants »), qui appauvrirait la langue, j’avoue ici être moi-même plutôt en défaveur, mais, en même temps, je n’ai pas l’impression que cette tendance prend de l’ampleur. On peut suggérer ce qu’on veut, ça ne veut pas dire que ce sera adopté par la communauté des locuteurs et des locutrices. J’admets ici n’avoir aucune statistique à fournir, mais Mme Mathieu n’en offre pas non plus. Avant de s’inquiéter de la disparition de mots, les linguistes ont l’habitude de quantifier par des études de corpus ou des enquêtes sociolinguistiques leur usage croissant ou décroissant. Et les choses ne sont habituellement pas si simples ! Certains mots peuvent perdre du terrain au sein de certaines classes sociales, de certaines régions ou de certains groupes ethnoculturels, en même temps qu’ils en gagnent dans d’autres. Ainsi, l’expression temporelle « mais que » (dont la racine se retrouve dans « jamais » et « désormais ») a survécu dans l’usage populaire au Québec, tout en disparaissant de l’usage européen (il existe peut-être des exceptions).

Lucie Mathieu parle « d’absurdie » pour qualifier un remplacement éventuel de hommage par femmage et fait un amalgame avec un remplacement des Droits de l’Homme par les Droits de l’Humain. Je suis d’accord que le premier cas est absurde, puisque l’étymologie du mot hommage n’est plus sentie synchroniquement par les locuteurs de la langue (il s’agit d’une couche géologique ancienne, pour reprendre l’analogie). Par contre, le mot humain, qui est pourtant aussi dérivé du mot homme historiquement, a pris un sens neutre de sexe en français et il m’apparaît légitime et bien motivé de militer pour un remplacement de l’expression légèrement archaïque Droits de l’Homme par Droits humains ou de l’humain.

La féminisation en général

Il est intéressant que Mme Mathieu trouve que la féminisation de certains noms de métiers ne pose généralement pas de problème particulier. Quand on se souvient des débats encore plus envenimés que ce processus a causés à date assez récente, on se demande pourquoi le point médian serait si sévèrement critiqué. En tant qu’humains vivant à une époque donnée, on a le défaut constant de se croire uniques, mais de nouveaux féminins sont apparus aussi par le passé : ce n’est qu’en moyen français que la plupart des féminins en -euse sont apparus, parfois remplaçant des anciens féminins en -eresse. Pour répondre à sa question : non, je ne m’imagine pas La recherche du temps perdu écrit avec l’écriture inclusive, mais les francophones du Moyen-Âge ne s’imaginaient pas non plus La queste del saint Graal écrit avec des accents aigus, graves ou circonflexes. Chaque texte reflète son époque. Ceci étant dit, il y a peut-être une dimension culturelle au débat : il me semble que, comme pour la féminisation des noms de métier, l’écriture inclusive est acceptée avec beaucoup moins de débats au Québec qu’elle ne l’est en France. Je ne saurais dire pourquoi exactement les choses sont ainsi, mais notre participation à la culture nord-américaine doit y être pour quelque chose[2].

Le fameux point médian

Venons-en à l’objet principal de la critique formulée par Lucie Mathieu et qui retient le plus l’attention dans le discours publique en ce moment : l’usage du point médian pour « double-genrer » un terme, comme dans étudiant·e·s, doyen·ne·s ou professeur·e·s. L’auteure, comme plusieurs personnes autour de moi, trouve ce procédé tout aussi laid que l’écriture entre parenthèses, comme dans « étudiant(e)s ». Aucune réponse scientifique n’est possible à ce jugement esthétique, sinon que les francophones ont longtemps ignoré les distinctions proposées par Ramus au 16e siècle entre le i et le j ou entre le u et le v. Ce n’est qu’au 18e siècle que l’Académie française acceptera de différencier ces lettres sous l’influence des imprimeurs hollandais. Les nouvelles lettres étaient-elles qualifiées de laides pendant les deux premiers siècles ? Les accents aigu, grave et circonflexe, de même que la cédille, n’ont commencé qu’à être timidement utilisés au 16e siècle, mais on ne saurait s’en passer aujourd’hui. En d’autres mots, la laideur perçue par l’une aujourd’hui sera de l’élégance pour l’autre demain, et il ne sert à rien de faire entrer ce jugement dans le débat. De plus, les accents aigu et grave avaient une fonction bien différente au 16e siècle qu’aujourd’hui : l’aigu servait à représenter les voyelles moyennes antérieures non arrondies (qu’elles soient mi-ouvertes ou mi-fermées) et l’accent grave servait simplement à distinguer certains homonymes et non à représenter un son en particulier (ainsi on écrivait aprés avec un accent aigu, et non avec un accent grave, pour le distinguer de « âpres » prononcé avec un e central). Si le point médian persiste dans l’usage, gageons qu’il évoluera aussi et que nous ne pouvons juger immédiatement de son utilité à venir. Les locuteurs et locutrices expérimentent, jouent avec la langue et c’est très bien ainsi.

L’argument voulant que le point médian mène à des chaînes de caractères imprononçables ne me convainc pas non plus. L’orthographe française, à cause de son archaïsme et de ses fantaisies étymologiques parfois fausses, est remplie de telles séquences. On ne prononce plus le <-s> du pluriel (on l’a pourtant longtemps fait), ni la chaîne <eau> en trois articulations (c’était en ancien français une triphtongue) et le <d> de poids n’a jamais été prononcé depuis qu’il fut ajouté erronément en moyen français. Nous sommes capables de prononcer km et etc. sans broncher, pourquoi notre cerveau serait-il incapable de convertir étudiant·e·s en « étudiants et étudiantes » ?

Le masculin est-il un genre neutre?

Sur des bases linguistiques, il est faux d’affirmer qu’il y a un genre neutre en français. Et il est même problématique de dire que le genre masculin joue le rôle du genre neutre en français, et ce, à plusieurs égards. D’abord le latin a eu un véritable genre neutre, hérité du proto-indo-européen, et toujours préservé dans des langues issues de branches sœurs, comme le russe ou l’allemand. Or, ce genre neutre s’est surtout fondu au genre féminin en français (le féminin l’emporte !). Plus récemment, après que l’ancien français ait perdu ses dernières déclinaisons de cas, c’est le modèle majoritairement féminin, où le suffixe -s était associé au pluriel, qui est devenu la norme en français[3]. Le féminin l’emporte une seconde fois.

Ensuite, si neutralité il y a[4], on peut se demander si elle est souhaitable. Ainsi, dans les paires de mots maître et maîtresse ou gars et garce, le masculin est plus neutre. Ou encore, pensons à l’évolution du mot putain qui ne signifiait que « fille » en latin (putam), tandis que garçon n’a jamais pris le même sens, ce qui démontre peut-être une plus grande neutralité du genre masculin, mais c’est loin d’être à l’honneur du français. Le français est-il une langue sexiste ou le français est-il parlé par une société sexiste, patriarcale ? C’est là une question de définition pour laquelle j’ai assez peu d’intérêt, mais je trouve légitime de vouloir inverser cette tendance qui est loin d’être unique au français.

Les motivations derrière une écriture inclusive

Selon Lucie Mathieu, l’écriture inclusive viendrait d’une volonté militante de tout féminiser, pour forcer un retour du balancier, tout en ignorant une voie du milieu. Pourtant certains exemples critiqués par l’auteure elle-même (étudiant·e et Droits de l’Humain) me semblent justement relever de cette voie du milieu… Quant à savoir si un changement esthétique si mineur comme le point médian vaut d’autres combats, comme militer pour l’égalité des chances et des salaires, je veux bien, mais je ne crois pas que de dépeindre les militant·e·s de l’écriture inclusive comme des « minorités bruyantes » représente de l’énergie mieux investie.

Quant à l’opinion attribuée par Mathieu à l’Académie française, il y a bien d’autres obstacles dans l’orthographe française dont il faudrait se débarrasser et qui causent bien plus de difficultés aux dyslexiques et autres apprenants du français, que ce soit en langue première ou en langue seconde. D’ailleurs, je ne connais aucune étude psycholinguistique qui démontrerait cette prétendue difficulté accrue de l’écriture inclusive. On peut émettre l’hypothèse, mais en faire une affirmation est prématuré. Je suis pourtant d’accord que le nouveau n’est pas nécessairement bien, et que l’ancien n’est pas nécessairement mal, mais cela ne veut pas dire que l’inverse soit vrai pour autant. Il y a du bon et du mauvais dans le nouveau comme dans l’ancien. En fait, comme le suggère le titre de la dernière section du texte de Mathieu (« L’usage prévaut »), ce n’est pas le caractère bon ou mauvais du point médian qui décidera de son sort, mais bien l’usage. L’usage de cette innovation gagne du terrain. Les francophones ne sont pas bêtes : ils récupèrent ce qui les sert bien et laissent tomber ce qui est farfelu. Il n’est pas nécessaire que tous les éléments de l’écriture inclusive soient adoptés en bloc. Ainsi, je doute que des usages comme tancle (un mot qui se veut neutre de genre pour une tante ou un oncle) persiste dans l’usage… qu’en sera-t-il de iel (un pronom qui se veut neutre entre il et elle pour les personnes qui se disent non-binaires) ? Je n’en sais rien, mais voyons ce que l’avenir nous réserve.

En terminant, j’aimerais répondre brièvement aux craintes qu’on se fasse imposer l’écriture inclusive, qu’elle soit de plus en plus utilisée dans les publications officielles sans débat. Que les militant·e·s de cet usage nous forcent, en nous faisant nous sentir coupables, à l’utiliser. Ce n’est pas ce que je perçois autour de moi : je vois des étudiantes qui l’adoptent avec enthousiasme, des étudiants qui acceptent de donner une visibilité accrue au sexe féminin, des jeunes qui repèrent immédiatement le lien avec la culture électronique dans laquelle ils et elles baignent.

Je m’éloigne de mon domaine, mais je ne vois pas le lien que Lucie Mathieu fait avec la cancel culture, ni avec une supposée majorité silencieuse qui serait privée d’influer sur son avenir. J’espère vous avoir convaincu que l’écriture inclusive ne nous empêche pas de préserver notre langue, notre passé, notre culture, qu’elle n’assassine pas cette dernière non plus[5]. Elle transforme un tout petit peu l’expression écrite de notre langue, un point c’est tout.


Références citées :

BEM, Sandra L., & Daryl J. BEM (1973). « Does sex-biased job advertising “aid and abet” sex discrimination? », Journal of Applied Social Psychology, vol. 3, nº 1, p. 6-18.

BRAUER, Markus, et Michaël LANDRY (2008). « Un ministre peut-il tomber enceinte ? L’impact du générique masculin sur les représentations mentales », L’année psychologique, vol. 108, nº 2, p. 243-272.


[1] Je remercie ma collègue Sandrine Tailleur de l’UQAC, ma collègue Anaïs Tatossian de l’Université d’Ottawa, ainsi que son étudiante, Nikita Kamblé-Bagal, pour leurs précieux commentaires qui m’ont permis d’améliorer la version originale de ce texte. La communication récente de Kamblé-Bagal et Tatossian, « L’usage de l’écriture inclusive dans deux médias québécois et français », au 88e congrès de l’Acfas peut être visionnée gratuitement ici :

https://www.acfas.ca/evenements/congres/88/contribution/usage-ecriture-inclusive-deux-medias-quebecois-francais

[2] La communication de Kamblé-Bagal et Tatossian citée dans la précédente note souligne une différence de quarante ans entre une forme d’officialisation de la féminisation des noms de métier au Québec (1979) et en France (2019) et conclut que l’acceptation de l’écriture inclusive serait un peu plus en avance au Québec qu’en France.

[3] Tandis que le -s était souvent associé au singulier pour les noms masculins de l’ancien français, surtout lorsque le nom était sujet.

[4] Personnellement, j’en doute. Comme me le fait remarquer Nikita Kamblé-Bagal (UOttawa) : « Une étude de Brauer et Landry (2008) révèle que l’utilisation d’un générique masculin active une représentation masculine. Concernant l’épicène, ils constatent qu’il active plus de représentations féminines (43%) qu’un générique masculin (23%). Ils évoquent également une étude de Bem et Bem (1973) qui illustre que les femmes ont moins tendance à postuler sur des postes qui sont décrits avec un générique masculin que des postes décrits avec une formulation plus neutre » .

[5] Ce me semble être le sujet d’un débat distinct, mais surtout, on utilise de bien grands mots pour conclure sur une critique d’une suggestion toute simple : utiliser un point médian afin d’inclure succinctement le féminin et le masculin de certains mots.

La Correspondance

2 réflexions au sujet de “L’écriture inclusive : une opinion différente

  1. Merci infiniment de cette mise au point. Dans l'”extrêmisation” des débats de tous bords, on finit par s’y perdre et j’avais aussi quelques difficultés à comprendre que l’on traite la question de l’écriture inclusive sur le même pied que la cancel culture. Vos arguments sont éclairants et convaincants.

    1. Merci beaucoup de votre commentaire, vous me voyez ravi si mon texte a pu faire oeuvre utile de démêler les choses.

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