Luc Vaillancourt, professeur de littérature au Département des arts, des lettres et du langage
S’il est un lieu commun incontournable dans les écrits de la Renaissance, mon domaine de spécialisation premier, c’est bien celui de la causa scribendi qui consiste à justifier d’entrée de jeu la prise de parole, a fortiori quand on s’apprête à parler de son expérience personnelle. C’est qu’il existe à l’époque un fort tabou de soi qui interdit au commun des mortels, à celui qui n’est pas un grand seigneur ou un prince de l’Église, de se mettre à l’avant-plan sans justification impérieuse. Pour contourner l’écueil, on expliquera que c’est à l’invitation pressante d’amis que l’on prend la plume et on s’en excusera en ayant recours au topos de modestie, autre lieu commun de l’exorde où l’on s’emploie à faire preuve d’humilité et à se déclarer indigne de la tâche entreprise.
Pour faire bonne mesure, et parce qu’il ne va pas de soi pour le chercheur universitaire de parler de lui, je préciserai d’emblée que c’est à l’invitation de Jacques Cherblanc et de Jean-Paul Quéinnec (qu’il me plait de considérer comme des amis) que j’ai accepté de partager mon expérience d’enseignement en contexte de crise sanitaire. J’ajouterai au demeurant que je n’ai aucune expertise en sciences de l’éducation, en pédagogie ou en enseignement à distance et que le lecteur avide d’innovations en la matière risque fort d’être déçu par la médiocrité de ma contribution: le voilà prévenu, et moi, acquitté des lieux communs traditionnels.
Lorsque le confinement nous a contraints, au printemps 2020, à terminer l’année universitaire en mode distanciel, je me suis demandé quelle stratégie pédagogique serait la plus profitable entre présentation synchrone ou asynchrone, deux termes dont j’ignorais même les implications techniques une semaine auparavant, et la réponse que j’ai trouvée pour ma part consistait à combiner les deux. C’est-à-dire que j’ai entrepris de donner mes cours en direct, suivant la même grille horaire, pour les rendre disponibles ensuite sur YouTube, en mode privé, afin de permettre aux étudiants de revisiter à loisir les passages qui avaient pu échapper à leur compréhension, voire à leur attention, la qualité de la diffusion en direct et la situation de crise n’étant pas propices à tirer le meilleur parti du contexte d’apprentissage.
Quand, à l’automne 2020, la direction de l’UQAC nous a donné le choix entre enseignement présentiel ou à distance, j’ai fait le pari qu’on serait rappelé en confinement avant la fin de la session et qu’il valait mieux opter pour une formule pédagogique que je me savais capable de maintenir tout du long. J’en ai profité pour mieux m’équiper du point de vue technologique, afin de corriger les principaux travers de mes expérimentations du printemps 2020 au niveau de l’image et du son (avec, à la clé, achat d’un système d’éclairage, d’un micro et d’une meilleure webcam), et je suis passé de Google Meet à Zoom en espérant des échanges plus fluides. Mais au moment de téléverser mes cours sur YouTube, j’ai opté pour un accès public plutôt que privé, en pensant que cela m’éviterait d’avoir à envoyer un lien aux étudiants chaque semaine, le contenu étant automatiquement repérable de cette façon.
Il s’est alors produit quelque chose que je n’avais pas escompté. Des auditeurs qui n’ont rien à voir avec l’UQAC ont pu visionner mes cours, les commenter, les « aimer » ou ne les « aimer pas », ce qui a fait gonfler les visionnements bien au-delà du nombre d’étudiants inscrits et susceptibles de vouloir revisionner le contenu après les séances synchrones. Je me suis demandé si je ne devais pas revenir au mode de diffusion privé, cependant la curiosité m’a conduit à prolonger l’expérience. Jusqu’où le hasard et les algorithmes du moteur de recherche pouvaient me conduire?
Ce surplus d’attention m’a valu des commentaires critiques, et d’autant plus cinglants parfois que l’anonymat sur YouTube contribue à les favoriser, sur la rapidité de mon débit, mon accent québécois trop marqué, l’intérêt relatif de mes cours, et même sur la lisibilité de mon PowerPoint en partage d’écran en regard de la taille, tantôt jugée trop petite ou trop grande, de ma personne en vignette. Une auditrice, alléguant un déficit d’attention, m’a signifié qu’elle n’arrivait pas à suivre mon PowerPoint si elle me regardait, ou à m’écouter avec attention si elle ne regardait que celui-ci, et je me suis demandé quels ajustements je pourrais effectuer pour optimiser l’expérience pédagogique.
J’ai profité du congé des fêtes de 2020 pour explorer d’autres formules, et j’ai fait l’acquisition d’un écran vert portatif pour rendre les changements d’arrière-plan sur Zoom, dont j’avoue faire un usage abusif, plus professionnels et esthétiquement plaisants. Mon principal souci était d’essayer de reproduire le plus fidèlement possible un cours en présentiel. J’ai poussé l’idée jusqu’à choisir un fond d’écran représentant une salle de classe de l’UQAC afin que les étudiant.e.s ne se sentent pas trop dépaysés, et j’ai imbriqué ma présentation PowerPoint en arrière-plan, comme s’il s’agissait d’un tableau derrière moi où s’afficherait tour à tour mes diapositives, mais aussi mes notes de cours, le tout en direct et sans aucun montage requis, parce que je ne voulais surtout pas me compliquer la vie.
Bref, je suis passé de ceci…
… à cela :
On aura remarqué, bien sûr, le choix d’une police manuscrite et de la couleur blanche pour imiter l’effet de la craie sur un tableau noir, le sommaire s’affichant à gauche, avec la matière en cours de discussion soulignée en rouge, pour rappeler au plus distrait où j’en suis et les sujets à venir ensuite. La réaction de mes étudiant.e.s et les commentaires reçus depuis sur YouTube me donnent à penser que la formule a du mérite.
Mais nous voilà de retour en présentiel depuis l’automne 2021 et, n’ayant plus de matière pour alimenter ma chaîne YouTube, l’heure est désormais au bilan. Pour en faire état sans complaisance ni fausse modestie, je m’en remettrai aux données analytiques objectives fournies par Google :
Je ne fais pas grand cas du nombre d’abonnés (1 300) ou de vues (53 860), puisque cela ne dit rien de l’assiduité de l’auditeur, mais la durée totale de visionnement, elle, m’intéresse beaucoup. 9800 heures de visionnement, c’est plus d’heures d’enseignement que j’aurai dispensé dans toute ma carrière et rien n’indique que l’audience de ma chaîne va diminuer dans les prochains mois, voire dans les prochaines années, puisque la fréquentation est en hausse. Incidemment, j’ai décidé de ne pas censurer la case « revenus estimés » pour que la direction de l’UQAC (si elle devait s’aventurer à lire ces lignes) ne pense pas que je me trouve en situation de double emploi et, surtout, afin que mes collègues ne se fassent pas d’illusion sur le profit que l’on peut espérer tirer d’une telle initiative.
Au final, j’aurai gagné quoi? Une vitrine promotionnelle pour les études littéraires à l’UQAC et une audience inespérée pour mes cours qui, je dois le reconnaître du même souffle et à mon grand regret, ne s’est pas encore traduite en inscriptions supplémentaires au sein de notre département. Quant aux inconvénients, ils se résument à la réception presque quotidienne de courriels d’auditeurs internationaux désireux de poser des questions, réclamer des documents, formuler un commentaire critique ou soumettre un texte à l’évaluation, ce qui, si j’entreprends de répondre à tout un chacun, menace de me prendre bientôt plus de temps que de m’occuper de mes propres étudiant.e.s. Néanmoins, de temps à autre, je reçois un courriel comme celui-ci, expédié il y a deux jours, qui me donne envie de reprendre du service et de poursuivre l’aventure de l’enseignement virtuel.