Source: OXFAM Asia, Mekong Extractive Industry Programme
Correspondance: Bonjour. Alors commençons cette entrevue avec LA question: en deux mots (ou trois dans ton cas!): Qui es-tu ?
Bonjour! Je suis Étienne Roy Grégoire, nouveau prof en sciences politiques au Département des sciences humaines et sociales de l’UQAC.
Qu’est-ce que tu fais au juste à l’UQAC?
Je travaille avec grand sérieux, presque avec morgue, sur l’intersection entre les innovations normatives qui abondent autour des projets extractifs et les aspirations téléologiques des régimes de droits en présence – droits autochtones et droits étatiques – , le résultat de ladite intersection étant considéré comme un environnement plus ou moins favorable pour l’articulation des sociétés en communautés politiques.
Ok… alors redis-moi ça comme si j’étais disons un mononcle aviné au beau milieu d’un repas de famille ?
Sachez d’abord que tous mes oncles et mes tantes portent très bien leur vin. Mais soit. Je m’intéresse à la manière dont les projets extractifs reconfigurent les sociétés qui les entourent, en Amérique latine et au Canada. Les entreprises extractives exercent une autorité sur la gestion du territoire ; elles agissent sur l’environnement ; et elles agissent sur les régimes de citoyenneté.
Au Québec, comme au Canada, on peut dire que les activités extractives constituent une des principales interfaces entre allochtones et autochtones. Comme allochtones, on leur délègue en quelque sorte notre représentation auprès des communautés autochtones avec lesquelles on devrait discuter notre inscription commune dans le territoire. À quel point cette interface permet-elle une reconstruction honorable de cette cohabitation ?
Du point de vue des communautés autochtones, le rapport direct avec les entreprises peut être une manière de réaffirmer une responsabilité et une autorité envers le territoire, mais dans le cadre de relations contractuelles qui sont encore à ce jour fondées seulement en droit québécois, et non en droit autochtone ; comment alors s’assurer que les rapports avec les promoteurs ne contrecarrent pas les efforts d’autodétermination ? C’est une question qui se pose avec beaucoup d’acuité, à mon avis, dans les communautés.
C’est en effet un sujet majeur et d’une grande pertinence sociale et politique. Merci de ce travail.
Vous me gênez.
Et sinon, qu’est-ce que tu fais de vraiment original?
Je fais une excellente imitation, toute (fausse) modestie mise à part, des vendeurs ambulants qui parcourent les routes du Guatemala : vendeurs de stylos, d’onguents miracles, de salut (de l’âme). J’ai un amour profond de cette poésie latino-américaine on-ne-peut-plus populaire qui consiste à « pitcher », entre deux arrêts d’autobus ou de métro, un argument de vente irréfutable, à surfer et à rimer tous les matins sur l’air du temps.
Mais surtout, souligner que malgré qu’il s’agisse d’une forme d’art oratoire assez déconsidérée (pas l’imitation, qui elle fait fureur dans les soirées qui fleurent la tequila, mais la vente ambulante), il y a là un fonds de civilisation énorme. Art déconsidéré, donc, mais qui suscite de véritables vocations. Un de mes « pitch » préférés – je l’ai observé de mes yeux vus et de mes oreilles entendues dans un autobus de la ville de Guatemala – commençait comme ça : « Mesdames et messieurs, ceci est un vol à main armée! Aimeriez-vous que je m’adresse à vous de cette manière? Eh! Bien c’est exactement ce que je faisais il y quelques années, avant de rencontrer Jésus ». Avouez que ça t’accroche un auditoire. On achète un stylo juste au cas où il rebroussait son chemin de conversion.
Alors oui : ce que je fais de vraiment original est une… imitation. Je pense que Bob Dylan a déjà dit quelque chose du genre à propos de ses « emprunts » dans le folklore, dans le genre : « rien de nouveau sous le soleil, mais on ne se baigne jamais dans la même rivière ». Moi, je n’ai pas de génie, alors je restitue le plus fidèlement possible.
Oxymore, métaphore, peu importe : essayez d’en trouver d’autres, des imitateurs de vendeurs ambulants guatémaltèques!
J’avoue ! Ce n’est pas banal… Et je ne m’y attendais pas!
Mais revenons-en à ce qui fait qu’on te verse un salaire : qu’est-ce que tu adores dans ton travail ?
La liberté. Hannah Arendt – si je me souviens bien – parle d’un trésor, de l’aspect miraculeux de faire quelque chose à plusieurs dont on peut se considérer seuls responsables. Quelque chose qui se défend de chaude lutte, d’habitude, et qui nous est réservé à nous professeur.e.s par la grâce d’une convention collective… Je m’attends constamment à ce que quelqu’un se rende compte de sa méprise et veuille nous l’enlever.
Ne parle pas de malheur ! Ou ne donne pas des idées à ceux qui ne nous comprennent pas ! D’ailleurs, j’ai une question à propos de ces personnes qui nous jugent : quels jugements extérieurs sur tes compétences ou tes capacités ont été pour toi les plus énervants ? Les plus humiliants ?
Euh… mon premier test de conduite pratique, qu’on m’a fait échouer de manière tout-à-fait justifiée (j’ai omis un angle mort), mais dure à prendre pour un égo d’ado?
Plusieurs refus depuis ont été douloureux ou gênants, plusieurs mérités, d’autres non, mais pas humiliants. En ce qui concerne plus particulièrement le monde académique, je garde un dossier de lettres de refus pour l’édification des générations futures. La morale : il y a une grande part de loterie dans ce métier, au point qu’on peut difficilement je pense parler de carrière : quelles sont les chances d’avoir une bourse? Un poste?
Si je m’étais considéré en compétition avec mes collègues, tou.te.s bon.ne.s, plusieurs excellent.e.s, je me trouverais bien seul aujourd’hui : de bons ami.e.s ont été engagé.e.s à ma place, j’ai obtenu des prix qui auraient dû leur être destinés…
Mon dossier de refus m’aide à justifier les nombreuses fois où j’ai gagné la loterie.
C’est beau ! Mais dis-moi, j’aimerais que tu me dises : comment penses-tu que les collègues, tes collègues actuels, te perçoivent ?
Comme quelqu’un entretenant avec grand art un flou artistique – le pléonasme en vaut la peine – autour de ses sujets de recherche?
Donc on te voit comme un artiste en fait ? Un imitateur qui pratique le flou artistique… Un grand talent quoi ?
Un grand talent sans génie !
Vraiment ? Je ne pense pas ! Et face à cette vision, comment aimerais-tu être perçu ?
Comme un vendeur de sujet de recherche ambulant hors pair, les organismes subventionnaires n’y voyant que du feu?
Plus sérieusement, de la manière dont j’aimerais que mes enfants se perçoivent eux-mêmes : comme des personnes courageuses, généreuses et gentilles. Ou pour être précis en ce qui me concerne : comme une personne s’imposant une exigence de générosité, de courage et de gentillesse, et qui fait de son mieux.
J’essaie d’être aussi guidé par ça dans mes recherches. Mes terrains sont en Amérique latine (Colombie et Guatemala surtout) et ici, au Québec. L’intérêt pour les enjeux de l’extractivisme tient du hasard : en 2005, la première personne à être tuée par l’armée du Guatemala depuis la fin de la guerre civile s’appelait Raúl Castro Bocel. Il participe alors à l’occupation d’un carrefour routier pour empêcher le passage d’une pièce d’équipement destinée à une mine d’or appartenant à une entreprise canadienne. Pour lui, on pourra parler de fatalité; pour moi, c’est le hasard qui veut que j’aie voulu soulever cet enjeu auprès de l’ambassade canadienne au Guatemala, à cette époque où je travaillais comme observateur de droits humains. J’ai rapidement été mis en contact avec un discours qui ne manque jamais d’apparaître chaque fois que la violence affleure autour d’un projet minier : « Ces gens-là ne savent pas ce qui est bon pour eux; ils sont déraisonnables; si seulement ils acceptaient de dialoguer… ». D’une certaine manière, je suis le fil de ce discours depuis.
Ces jours-ci, au Canada, je me demande si on n’est pas en train d’opposer aux Autochtones le dialogue à l’autodétermination – auquel cas nous risquons de perdre encore bien du temps.
C’est triste en effet.
Je continue ? Vous ne voulez pas plutôt que je vous fasse une imitation de vendeur de stylos?
Peut-être plus tard, merci. En attendant et pour nous détendre un peu, peux-tu me dire : quelle est la plus grosse connerie que tu as faite ?
J’ai une difficulté féroce avec les titres d’articles, de conférences, de projets de recherche, etc. Mon CV est une collection de conneries encadrées par des guillemets, sauf pour les cas où mes co-auteur.e.s ont sauvé la mise. La plus grosse est sans doute la plus longue : j’ai un titre en tête qui doit bien faire trois lignes et que je ne mentionnerai pas par pudeur. Tout comme la véritable plus grosse connerie que j’aie jamais faite, d’ailleurs.
Tu es trop humble ! Ou… trop pudique peut-être ?
Pudique, clairement.
C’est dommage ! Eh bien, c’était ma dernière question !
Alors je peux faire mon imitation maintenant ?