Bruno Bouchard, professeur et directeur du Module d’informatique et de mathématique au Département d’informatique et de mathématique
À l’instar de tous mes collègues, j’ai été pris au dépourvu par l’arrivée soudaine de la pandémie en mars 2020. L’école à distance, le télétravail, le couvre-feu et le confinement, des choses que l’on n’aurait jamais envisagées avant, sont devenus notre quotidien. Dans le cadre plus spécifique de mes fonctions de directeur de module, c’est l’ensemble de l’organisation du travail qui a été chamboulée. Dans ce petit texte, je souhaite partager quelques réflexions concernant l’expérience vécue lors de cette période, disons-le, anxiogène.
Le travail, c’est d’abord les gens
Le premier constat que l’on fait lorsqu’on fait face à une telle situation, c’est qu’à l’Université, le travail, c’est d’abord les gens. Que ce soit nos collègues, notre équipe ou les étudiants, chacun se nourrit de la motivation des uns et des autres. En ce sens, la pandémie a eu un effet démotivant sur tout le monde, entraînant une spirale descendante de cynisme. Ainsi, avant même de penser à réorganiser notre façon de travailler, la première étape a été de réorganiser notre motivation collective. Ce n’était pas une mince tâche, car la situation était vraiment déprimante. L’humain, à mon humble avis, lorsqu’il fait face à trop d’incertitude qu’il ne peut contrôler, a tendance à devenir anxieux et démotivé. À cet effet, on peut observer que celui-ci se structure grâce à des balises spatiales et temporelles. Il est une créature d’habitudes et de routines, bien qu’il prétende souvent le contraire en disant aimer la « spontanéité » et le « changement ». L’humain aime le changement « modeste », qui s’inscrit à l’intérieur des balises de sa zone de confort. Notre travail est donc structuré, régulé, par des balises temporelles (heures de travail plutôt fixes, pauses à des heures régulières avec les collègues, dîner à un moment précis, réunion d’équipe le mardi à 11 h), et par des balises spatiales (le bureau est pour le travail, les réunions sont dans une salle précise, la maison c’est pour les loisirs, le Bistrot c’est pour la bière entre amis). La perte de ces repères, causée par la pandémie, est l’un des facteurs, à mon avis, qui contribuaient au climat anxiogène de la situation et à la démotivation. C’est pourquoi c’est la première chose à laquelle notre équipe s’est attaquée.
Retrouver le temps et l’espace
La première action que nous avons faite est d’établir un nouvel espace commun et synchrone. Le manque de synchronicité crée de l’isolation. Ainsi, nous avons utilisé le logiciel « Discord » et nous avons créé un espace de clavardage ou « chat » commun. Les membres de l’équipe du DIM se connectaient (et se connectent toujours) le matin en début de journée et se saluent. Durant toute la journée, les gens envoient des messages, comme si nous étions au bureau et que les gens se jasaient en travaillant. On y retrouve des messages en lien avec le travail, mais surtout des blagues, des photos de notre lunch, des images de chatons qui sont mignons, etc. On a moins l’impression d’être seul dans notre coin, on est connecté avec les autres. Dans la même veine, nous avons démarré un canal Discord pour les étudiants, ainsi que plusieurs canaux spécifiques. Par exemple, un canal spécifique de clavardage a été créé pour les étudiants en sciences des données et intelligence d’affaires, afin que ceux-ci s’entraident, discutent, se donnent des conseils de programmation, etc. Ces canaux ont permis de retrouver une certaine synchronicité et temporalité collective. D’autres initiatives ont été mises en place, comme les hebdomadaires « bières en zoom » avec les collègues les jeudis. Dans le suivi de projet de développement de jeux vidéo avec les étudiants, la répartition des tâches se faisait avec « Trello », un petit logiciel en ligne qui permet de mettre des « Post-it » virtuels et d’inscrire des tâches dessus. Ce que cela permettait, c’était de pouvoir suivre en direct l’avancement. On avait toujours dans l’un de nos deux écrans le tableau avec les « Post-it », et on les voyait bouger! Lorsque quelqu’un a terminé une tâche, il bouge le « Post-it » dans la section « terminée » (voir l’exemple sur la Figure 1). Lorsque quelqu’un ajoute une tâche, un « Post-it apparaît ». On ne sent plus seul chez soi, on se sent partie d’une équipe et on voit l’avancement collectif en direct, ce qui a un effet motivant.
En ce qui a trait à l’espace, des initiatives ont été mises en place pour tenter d’en retrouver un brin. Le changement des fonds d’écran zoom permettent de baliser l’espace. Un fond d’écran pour les réunions, un fond d’écran pour le temps entre amis, un autre fond d’écran pour les démos de jeux vidéo, etc. Dans le cadre de mes cours, que je dispense principalement à des étudiants internationaux, j’ai aussi tenté d’introduire à nouveau l’espace. Étant donné que mes étudiants étaient en France et suivaient leur cours à distance, j’ai voulu leur donner une impression d’être présents ici, avec nous. Chaque semaine, je publiais donc une photo de ma cour arrière, où j’ai une forêt. Cela permettait aux étudiants de suivent l’évolution de la saison, de voir l’arrivée de la neige. Dans cette photo hebdomadaire, je « cachais » dans l’image, à la façon « trouver Charlie », une canette de bière de la Voie Maltée (chaque semaine, une sorte différente). Le défi des étudiants était de la trouver et de découvrir une nouvelle bière régionale. Les étudiants ont beaucoup aimé ce petit jeu qui leur permettait d’avoir un petit sentiment d’être présent ici.
Autonomiser l’équipe, se débarrasser du papier, et s’inscrire en ligne
Je me suis rendu compte en début de pandémie qu’un très grand nombre de tâches effectuées par l’équipe nécessitaient mon intervention. Par exemple, lorsqu’un étudiant venait consulter l’agente aux dossiers pour choisir ses cours, celle-ci devait fréquemment me consulter pour savoir quels sont les cours que celui-ci devait suivre. Comme j’étais dans le bureau juste à côté, c’était simple avant. Mais maintenant, il faut téléphoner, se voir en « Zoom », ou passer par une communication asynchrone inefficace. Ma réflexion d’informaticien a donc été de me dire « quel est mon processus de réflexion quand un cas comme cela survient »? Est-ce que je peux décrire sur une feuille, sous forme d’arbre de décision, mon processus mental me permettant de recommander un cours à l’étudiant? J’ai donc produit des arbres de décisions pour chacun des programmes, et pour chacun des cas de figure fréquents. Par exemple, sur la Figure 2, on peut voir la partie de l’arbre pour le profil d’un nouvel étudiant au baccalauréat en développement de jeux vidéo qui est en DEC-BAC en informatique.
Cet outil de prise de décisions permet de couvrir 80 % des cas de figure et permettent aux étudiants de s’autoguider dans le choix de leur cours, et permettent à l’équipe d’être presque autonome dans l’aide aux choix de cours. L’équipe ne me consulte que lorsque le cas sort des branches de l’arbre de décisions. Plusieurs initiatives de ce type ont permis de décentraliser le travail modulaire, de mieux déléguer les responsabilités, et d’autonomiser les membres de l’équipe. Ensuite, autre constat, le papier. Je me suis rendu compte à quel point, malgré notre côté informatique, nous entretenions des dossiers en papier dans des classeurs, que nous passions par des formulaires papier, etc. Nous avons réussi en quelques mois à passer à un module pratiquement 100 % électronique. Les dossiers et documents étudiants, terminé le classeur. Tout est numérisé et classé. Les formulaires? Tous remplis et signés en PDF. Enfin, le dernier point important a été de gérer les inscriptions à distance. Même si nous sommes le module d’informatique, nous avions l’habitude, un peu comme tout le monde à l’UQAC, de faire l’inscription en personne directement au secrétariat du module. Avant la pandémie, ça fonctionnait, même si nous avions des problématiques spécifiques. Par exemple, compte tenu de notre pourcentage élevé d’étudiants internationaux, nous avions une file énorme les deux ou trois premiers jours du trimestre et nous devions inscrire des centaines d’étudiants en un très court laps de temps. Il faut savoir que les étudiants devaient arriver sur le territoire québécois avant de pouvoir les inscrire dans le système, car leur permis d’études n’est validé qu’à la frontière. Cela causait plusieurs problèmes. D’abord, un grand volume d’inscriptions et de choix de cours en catastrophe en début de trimestre. Deuxièmement, la planification des cours se faisait sous base historique car nous ne connaissions le nombre d’étudiants dans les cours qu’à la dernière minute. Donc la taille des locaux en début de trimestre était souvent inadéquate, les ressources pour les cours pouvaient être insuffisantes, etc. Nous avons donc mis en place la « pré-inscription » en ligne. Un site web maison, non relié au système de l’UQAC. Sur ce site, l’étudiant peut sélectionner sa liste de cours à distance. Lorsqu’il se connecte au site avec son code permanent, le site détecte son programme d’études et lui fournit sa grille de cheminement ainsi que le « guide de sélection des cours » (le fameux arbre de décisions). Le site valide automatiquement les conflits d’horaires et ne permet pas la sélection de cours en conflit. Une fois sa sélection validée, le site envoie au directeur de module la sélection dans sa boîte de messagerie. Je reçois donc l’information à savoir, l’étudiant, son code permanent, son courriel, le programme, le nombre de crédits effectués, et sa sélection de cours. Je peux donc vérifier rapidement si sa sélection est cohérente, et vérifier au besoin dans son dossier. Une fois cette vérification faite, j’appuie sur le bouton « Approuver » et la sélection de cours est envoyée dans la boîte courriel de l’agente aux dossiers étudiants. Si la sélection est erronée, j’appuie sur le bouton « Refuser » et je peux inscrire la raison dans une case. Le site rouvre donc la plateforme et invite l’étudiant à refaire sa sélection. Le site compile aussi les informations (nombre d’étudiants ayant sélectionné un cours, nombre d’étudiants ayant fait leur préinscription, etc.).
Retrouver l’interaction directe : budgétiser ses interactions
Dans l’environnement de travail traditionnel, les interactions synchrones entre collègues se déroulent naturellement. On passe devant le bureau d’un collègue, sa porte est ouverte, il nous regarde, on le salue et on va lui parler un peu. On travaille à notre bureau, non loin des membres de l’équipe modulaire, on jase avec eux durant la journée. Cependant, lorsqu’on est chacun chez soi, ce n’est plus aussi naturel. On doit faire un vrai effort pour appeler au téléphone ou planifier un Zoom avec quelqu’un afin de lui parler. L’inertie prend vite le dessus et le nombre d’interactions par semaine avec les autres membres de l’équipe diminue. Pour remédier à ce problème, je me suis octroyé un budget conversationnel hebdomadaire. Par exemple, j’ai un budget de deux heures par semaine que je dois dépenser. Je le scinde en six blocs de 20 minutes. En début de semaine, je regarde mon horaire et je place ces blocs aux endroits où j’ai des plages disponibles. Lorsque j’arrive dans la semaine à un de ces blocs, je dois prendre le téléphone et appeler quelqu’un avec qui ça fait longtemps que je n’ai pas discuté, juste pour parler de tout et de rien pendant 10 à 20 minutes. Le fait de budgétiser et placer les plages dans l’horaire permet de forcer le retour des interactions fréquentes qui étaient autrefois naturelles. Si on ne le fait pas de cette façon et qu’on ne place rien dans notre horaire, l’inertie prendra le dessus et nécessairement notre nombre de contacts avec les collègues diminuera.
Conclusion de l’aventure
Bien sûr, rien n’est parfait. Nos initiatives ne règlent pas tous les problèmes. Les enfants qui font l’école à la maison ne disparaissent pas magiquement et rendent le travail difficile pour tout le monde. Malgré nos efforts, garder la motivation du personnel face à la pandémie qui n’en finit plus est un travail d’équipe de tous les instants. Probablement que nous aurions pu en faire plus, que nous aurions pu faire mieux, que nous aurions pu faire différemment. Probablement que, malgré nos efforts, nous avons perdu de bons étudiants qui se sont découragés en chemin. Je suis certain que plusieurs de mes collègues ont trouvé, eux aussi, des solutions innovantes et mis en place des initiatives dans leur secteur. Ce serait intéressant de les partager. Mon objectif à travers ce texte était de vous partager des bribes de notre aventure « Covid ». Nous sommes tous dans le même bateau, alors autant ramer ensemble. Je vous souhaite à tous une bonne année 2022, de la motivation et de la santé. Portez-vous bien.