Sabrina Tremblay, professeure de travail social au Département des sciences humaines et sociales
Bonjour à toi, collègue
Je ne crois pas que l’on se soit déjà présenté, non? Je commence : je m’appelle Sabrina Tremblay, je suis professeure au département des Sciences humaines et sociales à l’unité d’enseignement en travail social depuis 2011. J’enseigne plus particulièrement en développement des communautés. Dans mes recherches, je travaille régulièrement avec des organismes communautaires ou d’autres acteurs sociaux qui permettent aux collectivités de bien fonctionner : des élus municipaux, des organisateurs communautaires, des chercheurs en santé publique, etc. Parmi mes activités de service aux collectivités, je suis présidente du Comité de développement social de Centraide depuis l’année dernière (nous sommes d’ailleurs en train d’élaborer une politique de développement social). Cet été, on m’a aussi demandé d’être la présidente de la Campagne Centraide 2021. Bref, c’est un peu à tous ces titres que je me permets de t’aborder aujourd’hui (on peut se tutoyer?). Mais avant d’aller plus loin, je tiens à m’excuser à l’avance. Vois-tu, je vais devoir te parler de choses tristes, déplaisantes, et inquiétantes. Désolé. Je sais qu’avec les deux dernières années qu’on vient de passer, tu aspires peut-être à des sujets plus légers. Je comprends. Moi aussi, je veux juste entendre parler de belles choses. Je suis un peu fatiguée de tout ça. Mais rassure-toi, je ne t’entraînerai pas dans la Divine comédie de Dante. Je vais aussi aborder des thèmes plus lumineux comme « la capacité d’agir », l’impact positif, la solidarité et bien sûr, l’espoir (tiens! Mine de rien, je viens de trouver mon titre, ouf!). Est-ce que tu veux faire un petit bout de chemin avec moi? Super, merci. Viens, c’est par ici.
La pauvreté
Je vais commencer par la pauvreté. Peut-être en ce moment as-tu en tête des images de logement délabré, d’enfants en haillon, les joues creuses, le regard perdu dans le lointain. Ta conception n’est pas fausse et c’est vrai que ça existe dans plusieurs coins du monde. Mais la pauvreté, ce n’est pas juste ça. Parce qu’au-delà d’être incapable de combler ses besoins de base – ce qui, au Québec, touche de 1,4 à 1,6 million de personnes (Couturier & Labrie, 2020) – la pauvreté c’est « [d’être privé] privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique et pour favoriser son intégration et sa participation à la société » (Québec, 2002, p. 1).
La pauvreté est une grande compagne de l’exclusion sociale, c’est à dire: « [le] résultat d’un ensemble de processus économiques, politiques, institutionnels et culturels, souvent interdépendants et cumulatifs qui contribuent à marginaliser les personnes ou les groupes » (Lechaume & Savard, 2015, p. 1). Ces deux-là ont une mauvaise influence l’une sur l’autre:
– La pauvreté, c’est un facteur de risque individuel important qui peut mener à l’exclusion sociale.
– L’exclusion sociale, c’est un facteur de risque collectif qui freine la capacité des personnes à se sortir de la pauvreté (Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion, 2009).
C’est comme le serpent qui se mord la queue, tu saisis? Donc, vient un moment où vivre dans la pauvreté et l’exclusion, ça se concrétise dans le fait que tu perds graduellement ta capacité de choisir, décider et agir pour et par toi-même (Ninacs, 2008). Est-ce que tu t’imagines être dans la situation où chaque jour de ta vie, tu sens que le monde défile devant toi, sans que tu aies ton mot à dire? Que peu importe ce que tu dis ou fais, ton existence dans la société n’est pas vraiment prise en compte… Pire, que les autres préféreraient ne pas te voir? Tu veux une image plus concrète? Viens, on va entrer dans cette pièce. Après toi, je t’en prie.
La salle sombre
Regarde dans la salle. Je sais que c’est sombre, mais : est-ce que tu vois, les personnes assises là-bas les yeux rivés sur la scène? Elles ne peuvent pas se lever. Pour le moment en tout cas, elles en sont incapables. Les jeunes là-bas au fond, ce sont des étudiants. Souvent, au terme de leurs études, ils réussissent à monter sur la scène. Oui, c’est une bonne nouvelle. C’est juste que… comment dire? Une fois sur la scène, eux comme nous, on a tendance à oublier d’où l’on vient et on ne regarde jamais plus les spectateurs dans les yeux. Enfin bref. Toutes les personnes sur ta gauche, là-bas, ce sont des travailleurs au salaire minimum. Oui, oui, ils ont un emploi à temps plein et tout ça. Mais le fait est que leur salaire n’est pas suffisant pour tout payer. Il est actuellement à 13,50$ l’heure et on estime qu’il devrait être minimalement à 15$ l’heure pour permettre à ces travailleurs de sortir de la pauvreté (Collectif pour un Québec sans pauvreté, 2021).
Il y a aussi beaucoup de personnes âgées isolées qui sont dans cette salle. On ne les voit pas ni ne les entend, mais elles sont bien là. Seules. Tout près de nous, il y a des personnes qui ont un problème de santé et qui ne peuvent pas travailler, de façon temporaire ou permanente. D’ailleurs, plusieurs personnes ici cumulent toutes sortes de défis, ce qui fait en sorte qu’elles s’enfoncent encore plus dans leur siège. Pour certains, eh bien… c’est trop dur à supporter. Comme cette dame juste ici à droite. Quoi? Non, elle ne dort pas. Elle se gèle plutôt que de vivre ça à froid, tu comprends? Celui-là, seul dans son coin? C’est monsieur Robertson. Écoute, je ne veux pas entrer dans les détails, mais il ne devrait pas être ici tout seul. Il a besoin de soins. Des fois, il se parle à lui-même et de temps en temps, il hurle sans raison apparente. Alors personne ne veut de lui. On le tient à l’écart. Bien sûr, au travers de ça, il y a les enfants qui courent un peu partout dans les allées, pas trop loin de leur famille. Ils sont encore trop jeunes pour se préoccuper vraiment de ce qui se passe sur la scène. Trop jeune aussi pour s’asseoir dans les sièges. Mais si on ne fait rien, on va finir par leur trouver une place. Je sais, ça fend le cœur. Je suis désolée. C’est ça la pauvreté, c’est d’être pris dans le siège du spectateur, tout le temps, pendant que tu vois les autres agir sur la scène et récolter les honneurs. Et plus tu restes assis longtemps, plus c’est dur de se relever, parce qu’on vient avec les jambes tout engourdies. Bref, à moins que les choses changent, les personnes que tu vois là sont condamnées à regarder le même spectacle encore et encore. Je te répète : elles n’ont pas le choix. Est-ce que ça va? Je t’avais dit que je serais un peu rude et je m’en excuse à nouveau. Allez, viens, on va sortir. On va parler des solutions si tu es d’accord.
Les solutions
J’ai d’excellentes nouvelles pour toi. D’abord, la pauvreté et l’exclusion ne sont pas des phénomènes naturels et sont ainsi évitables (Fontan, Rodriguez, & Van Schendel, 2010). On sait aussi plutôt bien quoi faire pour aider les gens à sortir de la pauvreté et de l’exclusion. J’ai déjà évoqué la hausse du salaire minimum tout à l’heure. L’aide au logement, l’éducation, la réinsertion à l’emploi sont tout aussi importantes. Surtout, il faut permettre aux personnes vivant dans la pauvreté et l’exclusion de devenir des acteurs de leur propre vie, en les mettant au cœur des décisions qui les concernent (Fontan et coll., 2010).
Mais plus encore que ces grandes orientations qui nous dépassent un peu en tant que simples citoyens, il y a le soutien direct apporté aux personnes en situation de pauvreté et d’exclusion. Une grande partie de cette aide est offerte par les organismes communautaires. En plus d’avoir une expertise d’intervention très poussée, ils sont ancrés dans leurs milieux, plus proches des besoins de la population et fonctionnent selon un mode de gestion démocratique (Réseau québécois de l’action communautaire autonome, 2019). Si tu voyais le dévouement des intervenantes du milieu communautaire. Jamais elles n’abandonnent; ce qui s’est vérifié une fois de plus lorsqu’est arrivée la pandémie. Avec une collègue, j’ai étudié l’impact de la Covid sur le fonctionnement des organismes communautaires. Ce que l’on a constaté, c’est toute l’ingéniosité qui a été déployée pour continuer d’offrir les services aux personnes vulnérables dans cette période de crise (Maltais, Tremblay, & Gilbert, 2021). C’est admirable, vraiment.
Centraide
Les organismes communautaires sont financés en partie par le gouvernement du Québec, mais ce financement n’est pas suffisant. Or, les besoins sont très importants et le système de santé actuel ne parvient pas, pour sa part, à répondre à toutes les demandes, ce qui pousse toujours plus de gens vers le milieu communautaire (Depelteau, 2013). Alors, pour combler le manque à gagner, le milieu communautaire doit se tourner vers les organisations philanthropiques. Centraide Saguenay–Lac-Saint-Jean est l’une de ces organisations. Pour te donner un exemple, l’année dernière, grâce au soutien financier de Centraide, 68 006 personnes ont pu être aidées dans notre région. En tout, c’est près de 2 600 000$ qui ont été amassés, plus de la moitié par les campagnes en milieu de travail comme celle que mène actuellement l’UQAC[1] (Centraide Saguenay-Lac-St-Jean, 2021). Bien que Centraide amasse des dons à longueur d’année, la campagne de l’UQAC se déroule cette année du 1er novembre au 5 décembre. Notre objectif est d’amasser 53 000$. Alors tu comprendras que la stratégie, c’est d’aider Centraide à aider les organismes communautaires. On ne peut pas tous faire du bénévolat, ni même militer pour obtenir de meilleurs programmes sociaux. Donner à Centraide est la façon d’aider la plus concrète que tu puisses avoir à ta portée. Et ça marche… réellement.
Allez, je vais te raccompagner. La fin de session approche et moi je dois retourner à ma correction. Je te remercie d’avoir fait un bout de chemin avec moi et j’espère t’avoir appris certaines choses. Si tu as des questions, c’est avec plaisir que j’y répondrai. Mais avant de partir, je voudrais te faire une ultime demande: s’il te plaît, il ne faut pas que les enfants s’assoient dans la salle toute noire, là-bas, d’accord? C’est important. Merci.
Pour suivre la campagne UQAC : https://www.uqac.ca/centraide/
Pour faire un don en tout temps : https://centraidesaglac.ca/
Références :
Centraide Saguenay-Lac-St-Jean. (2021). Nos champs d’action. Repéré à https://centraidesaglac.ca/champs-dactions/
Collectif pour un Québec sans pauvreté. (2021). Salaire minimum à 15$ l’heure: Qu’attend le Québec? Montréal. Repéré à https://www.pauvrete.qc.ca/salaire-minimum-a-15-lheure-quattend-le-quebec/
Couturier, E.-L., & Labrie, V. (2020). Qui a accès à un revenu viable au Québec? (pp. 19): Institut de recherches et d’informations socioéconomiques. Repéré à https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Acces_au_revevu_viable_WEB.pdf
Depelteau, J. (2013). Enjeux liés au financement et à la gouvernance des organismes communautaires québécois. (pp. 36). Montréal: Institut de recherche et d’informations socio-économique. Repéré à https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Communataire-_E2_80_93-Revue-de-litt_C3_A9rature-Web2.pdf
Fontan, J. M., Rodriguez, P., & Van Schendel, V. (2010). Parole d’excluEs, une approche innovante en matière de lutte contre l’exclusion sociale et la pauvreté. Vie économique, 1(4). Repéré à http://www.eve.coop/mw-contenu/revues/5/43/RVE_vol1_no4_Fontan_et_al_corrigezf.pdf
Lechaume, A., & Savard, F. (2015). Avis sur la mesure de l’exclusion sociale associée à la pauvreté : des indicateurs à suivre. (pp. 39): Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE).
Maltais, D., Tremblay, S., & Gilbert, S. (2021). Organismes communautaires et Covid-19 : Impacts, résilience et innovation dans le secteur des organismes en sécurité alimentaire du Saguenay-Lac-St-Jean. Note de recherche (p. 35). Chicoutimi: Groupe de recherche en interventions régionales.
Ninacs, W. A. (2008). Empowerment et intervention – développement de la capacité d’agir et la solidarité. Québec: Presses de l’Université Laval.
Québec (2002). Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, L-7 C.F.R.
Réseau québécois de l’action communautaire autonome. (2019). L’action communautaire autonome. Repéré à https://rq-aca.org/aca/
[1] Tous les employés de l’UQAC ont reçu un courriel personnalisé au début novembre afin de participer à la campagne de financement 2021 à partir de la plate-forme Clicdon.