Michel Roche, professeur de science politique, DSHS
Suite aux commentaires entendus après mon intervention du 26 mai dernier concernant le rôle d’« ambassadeur du développement économique » que l’UQAC a accepté à l’invitation apparente de la Chambre de commerce et d’industrie Saguenay-Le-Fjord (CCISF) et en tenant compte des précisions obtenues de la direction de l’université sur les implications de ce rôle, j’estime nécessaire de revenir sur le sujet. Comme je l’ai déjà exprimé de diverses manières, les divers conflits ayant éclaté au cours des dernières années au sein de notre institution et ailleurs dans le réseau universitaire avaient tous pour toile de fond une certaine conception du rôle de l’université dans la société, ses rapports avec les divers intérêts externes, son instrumentalisation par certains milieux et un type de gestion selon le modèle de la gouvernance entrepreneuriale.
Pour reprendre un exemple évoqué dans un texte que j’ai publié récemment dans les pages de ce journal[1], l’influence du milieu des affaires au sein du CA des constituantes de l’Université du Québec est beaucoup plus forte qu’autrefois. Elle se fait sentir de diverses autres manières, notamment dans la volonté parfois maladroitement exprimée de tourner les universités (enseignement et recherche) vers les stricts besoins des entreprises – et parfois même dans l’élaboration du profil des candidats et candidates pour certains postes dans les départements – ou encore dans le versement de montants pour une recherche ayant pour but de cautionner des projets d’entreprises (on l’a vu avec GNL)[2]. Sur le plan plus symbolique, on le constate également dans la multiplication des bâtiments sur les campus portant le nom d’une entreprise ou d’un donateur quelconque (pensons au pavillon Desjardins…) ou dans l’attribution de doctorats honoris causa à des personnalités du monde des affaires. Bref, les motivations de nature commerciale prennent une part croissante dans les multiples décisions prises au sein des institutions universitaires. De façon plus ou moins perceptible, elles sont en train de rogner l’un des principes fondamentaux sur lesquels repose l’université : l’autonomie institutionnelle par rapport à des organisations ou groupes d’intérêt extérieurs.
Cette autonomie constitue l’un des socles de la liberté académique. Comme l’a expliqué récemment notre collègue fraîchement retraité Denis Bourque:
« Cette liberté académique a plusieurs facettes. Elle concerne notamment la préparation et la prestation des activités d’enseignement ainsi que l’évaluation des cours. Cette liberté académique a trait également à l’autonomie universitaire et à la collégialité qui doit caractériser le fonctionnement de l’Université[3] . »
Selon Bourque, l’autonomie universitaire vise « l’indépendance de l’université par rapport à divers organismes ou groupements à l’extérieur de l’université ». Dans sa réponse au SPPUQAC au sujet des implications liées au rôle d’ambassadeur de la CCISF, la directrice des communications de l’UQAC, Marie-Karlynn Laflamme, a cherché à nous rassurer au sujet de cette autonomie/indépendance :
« Le rôle d’Ambassadeur permet de participer à des discussions concernant des prises de position de la chambre de commerce mais ne nous oblige en rien à y adhérer. Nous pouvons avoir des points de vue différents et le rôle d’Ambassadeur constitue également une opportunité pour les faire entendre en bonifiant les échanges sur certains dossiers. Dans le cadre de son rôle d’Ambassadeur, l’UQAC s’affaire aussi à créer des liens rapidement entre les besoins exprimés par les partenaires de la Chambre de commerce et les réponses que peuvent apporter nos professeurs par le biais de leur expertise ou encore en offrant de la formation. Il s’agit donc également d’un rôle privilégié pour créer des liens entre les porteurs de notre mission académique et de recherche et les entreprises de la région.
Si l’UQAC souhaite se retirer d’une prise de position, elle en a la totale liberté, cet enjeu a été déjà discuté avec la Chambre de commerce. Interpellée à ce sujet pour réaffirmer notre position au sujet de la liberté d’expression de nos points de vue, Sandra Rossignol, la directrice générale de la Chambre de commerce a écrit ceci : l’établissement d’un partenariat entre l’UQAC et la CCISF ne vient en rien affecter l’indépendance intellectuelle de l’université. L’objectif est d’accroître les possibilités de collaboration et de construire une cohérence plus grande entre les actions de l’une et de l’autre ».
Mais qui donc serait autorisé à prendre position, au nom de l’UQAC, dans les discussions qui concernent la chambre de commerce? L’administration elle-même? Sur quelles bases l’administration soutiendrait-elle telle ou telle vision du développement économique? S’il s’agit de l’opinion de nos dirigeants, n’y a-t-il pas là une forme de privatisation partielle de l’UQAC, cette dernière étant utilisée pour promouvoir la vision d’une poignée d’administrateurs? En participant à des discussions, l’UQAC ne se trouverait-elle pas moralement liée à la décision prise par la CCISF sur un quelconque dossier? Pouvons-nous sérieusement imaginer les autorités de l’UQAC, après chaque décision de la CCISF, affirmer publiquement qu’elle est d’accord ou non? Affirmera-t-elle, par exemple, que la Chambre de commerce a pris position en faveur de GNL-Québec ou de la construction d’un amphithéâtre dans une zone éventuellement inondable mais que l’UQAC, même si elle a été consultée, se dissocie de tout cela? Faudra-t-il que l’UQAC, à chaque fois, envoie un communiqué de presse pour montrer à la communauté régionale qu’elle n’est pas d’accord? Si le rôle d’ambassadeur consiste à envoyer des profs, en quoi une telle entente est-elle nécessaire? Et si des profs sont consultés, pourquoi impliquer officiellement l’institution elle-même?
Dans cette histoire d’ « ambassadeur au développement économique », l’UQAC ne gagne strictement rien dont elle ne bénéficie déjà. Les profs jouissent de la liberté totale d’intervenir auprès des organisations légales de la société civile et c’est très bien ainsi. À l’inverse, la CCISF accentue son prestige et, surtout, son apparence de neutralité comme organisme prétendant agir pour le bien de toute la communauté régionale. C’est pourquoi il me semble nécessaire d’apporter de nouvelles précisions. Il faut d’abord se rendre bien compte que la CCISF constitue un exemple classique de ce qu’on appelle en science politique un groupe de pression. Il ne s’agit pas d’un simple groupe d’intérêt, réunissant des individus ayant pour but de coordonner des actions d’intérêt commun et d’offrir des services à ses membres sans pour autant chercher à influencer le devenir d’une société, comme c’est le cas par exemple pour l’Association de karaté japonais du Québec ou le Carrefour Familles monoparentales de Charlesbourg. Les groupes de pression jouent un rôle dans le processus de prise de décision politique. Ils se manifestent par la présentation de mémoires dans les consultations publiques (par exemple dans les commissions parlementaires sur l’adoption d’un projet de loi), par des publications dans les journaux, par les appels personnels aux élus, par des jeux d’alliance, par la publicité et une panoplie d’autres moyens. Les groupes de pression ne cherchent pas à exercer le pouvoir mais à l’influencer. Ils interviennent directement auprès des autorités gouvernementales. Pour dire les choses simplement, un groupe de pression est « un groupement dont les porte-parole effectuent des démarches qui visent à faire modifier (ou à contrecarrer un projet de modifier) les normes, lois, méthodes et procédures gouvernementales[4] ». Comme elle l’indique elle-même sur son site internet, la CCISF se donne pour tâche la « [r]eprésentation des intérêts économiques et de l’opinion de ses membres auprès de différentes instances, notamment gouvernementales[5] ». De ce point de vue, la CCISF apparaît infiniment moins neutre sur le plan politique qu’un club de bowling. Elle fait partie d’un regroupement plus large appelé Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ). Cette dernière se présente comme le « plus important réseau de gens d’affaires et d’entreprises du Québec ». Elle « est à la fois une fédération de chambres de commerce et une chambre de commerce provinciale. Ses membres, qu’ils soient chambres ou entreprises, poursuivent tous le même but : favoriser un environnement d’affaires innovant et concurrentiel[6] ». La FCCQ fait elle-même partie de la Chambre de commerce du Canada. Comme on peut le constater, sa structure organisationnelle correspond à la structure politique, ce qui n’est guère le fruit du hasard. La Chambre de commerce du Canada intervient au nom des chambres de commerce provinciales auprès du gouvernement fédéral (la FCCQ a un statut « autonome »). La Fédération des chambres de commerce du Québec concentre ses moyens de pression sur l’État québécois, au nom des chambres de commerce locales. Quant à la CCISF, elle agit principalement à l’échelle de la ville de Saguenay et des villages environnants, au nom de l’ensemble des propriétaires d’entreprises. Il est inutile de préciser qu’il s’agit du groupe le plus influent auprès des élus, ces derniers adhérant largement aux idées promues par les chambres de commerce, ce qui contribue, encore une fois, à projeter l’image d’une certaine neutralité qui n’est rien d’autre que l’idéologie dominante, c’est-à-dire la vision du monde des intérêts les plus puissants de la société dans laquelle nous vivons. Voici quelques exemples qui contrarient la prétention à la neutralité et à la défense des intérêts communs promues par la CCISF[7], la FCCQ et la Chambre de commerce du Canada :
- « Fermeture du chantier d’Alcan : l’intervention du premier ministre réclamée »[8] (contexte: le conflit syndical à l’Alcan alors que la Chambre de commerce du Québec croit que le gouvernement doit forcer la réouverture du mégachantier d’Alcan à Alma).
- « Plan Nord : appui de la Chambre de commerce du Saguenay »[9] (contexte : le Plan Nord du gouvernement Charest, qui était loin de faire l’unanimité).
- « La Chambre de commerce du Saguenay est en désaccord avec l’intention du gouvernement du Québec d’exclure 50% de l’activité forestière dans le territoire du Plan Nord »[10].
- « Le président de la Chambre de commerce du Saguenay estime que les exigences syndicales sur le plancher d’emplois et le refus du recours à la sous-traitance ne tiennent plus la route »[11] (la chambre de commerce prend position contre le syndicat).
- « Par exemple, les fonds de pension. Il va falloir de réveiller, ce n’est pas normal que quelqu’un travaille 29 ans et ait droit à une pension pendant 30 ans »[12] (Éric Dufour, président de la Chambre de commerce de Saguenay)
- « Face à l’intention du gouvernement Marois de hausser les taxes pour les plus riches et à l’insécurité qui en découle, le président de la Chambre de commerce de Saguenay, Éric Dufour, croit qu’il est temps d’entamer des discussions avec les politiciens régionaux. »[13]
- « La Chambre de commerce du Saguenay appuie le ministre Stéphane Bédard dans son intention de revoir la politique de Québec de ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux lors de départs à la retraite »[14].
- « Alors que le gouvernement Marois souhaite hausser les redevances minières demandées aux compagnies qui exploitent le sous-sol québécois, l’organisation de gens d’affaires exige le statu quo ».[15] (Le gouvernement Marois a d’ailleurs reculé…)
- « Pour sortir la région de cette zone humide, nous allons mettre de la pression sur nos élus régionaux pour qu’ils créent un réel chantier économique et qu’ils sortent de la ligne de parti socio-environnementale pour se tourner davantage sur l’économie et la démographie », promet Éric Dufour.[16]
- « Les minières ont besoin qu’on prenne position. Et c’est ce qu’on va continuer de faire », ajoute M. Gagné, rappelant que la grande entreprise, dont RTA, Niobec et PFR, est plus présente au sein de la Chambre depuis les trois dernières années.[17] (Contexte : François Gagné venait d’être élu à la présidence de la Chambre de commerce de Saguenay).
- Création d’une aire marine en amont du Fjord : Le projet « a fait l’objet de plusieurs lettres provenant du député fédéral de Chicoutimi-Le Fjord [Richard Martel], de la Chambre de commerce et d’industrie du Saguenay-Le Fjord et de Rio Tinto demandant le retrait de ce secteur de l’aire marine protégée annoncée en septembre », avait déjà répondu mardi le ministère de l’Environnement, en réponse aux questions du Devoir.[18]
- « Alors que la question du salaire horaire minimum à 15 $ revient dans l’actualité, la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ) et la Chambre de commerce et d’industrie Saguenay-Le Fjord (CCISF) rappellent que la croissance du salaire minimum, révisé annuellement, doit se faire en tenant compte de l’inflation et de l’évolution du salaire moyen. Lors de la hausse de 2018 qui a conduit le salaire minimum à 12 $/h, la Chambre de commerce et sa fédération avaient souligné que cette hausse était supérieure à l’inflation ».[19]
- « La Chambre de commerce et d’industrie Saguenay-Le Fjord (CCISF) dévoile aujourd’hui que 80,7% de ses membres sont favorables au projet de GNL Québec ».[20]
Les actions de la Chambre de commerce ne se réduisent pas à cette liste. Certaines de ses positions font parfois consensus. Mais les faits illustrent parfaitement bien que la CCISF constitue un authentique groupe de pression et qu’elle ne saurait d’aucune façon prétendre à la neutralité, pas plus qu’une centrale syndicale – qui représente pourtant un nombre autrement plus vaste d’individus – ne serait en droit de le faire. Constituées de propriétaires de commerces, d’entreprises manufacturières et de services de toutes sortes, elles se situent clairement d’un côté dans le rapport capital/travail salarié lorsqu’un conflit survient. Il en est de même en ce qui concerne tous les obstacles réels ou potentiels à l’accumulation : règlements imposés par l’État, politiques environnementales, code du travail, etc. Lorsque la CCISF affirme qu’elle « a pour mission de regrouper et défendre les acteurs économiques », nous avons déjà là une vision tronquée de la société, qui considère comme « acteurs économiques » les propriétaires et cadres d’entreprises privées, à quelques nuances près. Dans les faits, il existe bien d’autres acteurs économiques, comme toutes ces personnes qui se battent pour une meilleure distribution de la richesse, un environnement plus sain, l’ajout de logements sociaux, l’accessibilité aux études, etc. On aura compris que les chambres de commerce ne représentent qu’un point de vue parmi d’autres. Dans ce cas, il faut savoir adopter une position de principe, aller au-delà du bonententisme naïf fondé sur le je-me-moi (« je les connais, ils sont gentils »; c’est un club social; « c’est partout pareil »; « j’y envoie mes étudiants »; « ça ne change rien à ma vie ou à mon travail »). De la même manière que la laïcité a pour fonction de séparer l’État des Églises en reconnaissance de la diversité, le principe de l’autonomie universitaire ne saurait être pleinement respecté si l’institution elle-même ne prend pas une certaine distance par rapport aux groupes de pression, quels qu’ils soient. Pour paraphraser un principe important du droit, on ne doit pas se limiter à l’autonomie institutionnelle, il doit également y avoir apparence d’autonomie. C’est pourquoi j’appelle mes collègues à appuyer la proposition qui demande à la direction de l’UQAC de renoncer à ce rôle d’» ambassadeur du développement économique » de la Chambre de commerce Saguenay-Le-Fjord.
[1] « Sur la composition des conseils d’administration des constituantes de l’Université du Québec : quelques rappels », https://correspondance.info/?p=378
[2] « Le projet GNL et le risque d’instrumentalisation des universités », https://www.lequotidien.com/opinions/carrefour-des-lecteurs/le-projet-gnl-et-le-risque-dinstrumentalisation-des-universites-14991588629b7aae689a882c2be7c598
[3] Denis Bourque, « Les assises juridiques de la liberté académique », Correspondance, 6 avril 2021. https://correspondance.info/?p=271
[4] André Bernard, La politique au Canada et au Québec, Sillery, PUQ, 1982, p. 256.
[5] https://ccisf.ca/page/a-propos
[6] https://www1.fccq.ca/a-propos/qui-sommes-nous/
[7] La CCISF s’appelait autrefois « Chambre de commerce du Saguenay ».
[8] Progrès–Dimanche, 3 octobre 1999, p. A5.
[9] Le Quotidien, 13 mai 2011, p. 7.
[10] « Mauvaise approche, dit Éric Dufour », Le Quotidien, 11 novembre 2011, p. 11.
[11] « Un débat régional s’impose », Le Quotidien, 12 décembre 2011, p. 4.
[12] « Les défis ne manquent pas », Le Quotidien, 30 août 2012, p. 8.
[13] « L’heure est aux discussions », Le Quotidien, 29 septembre 2012, p. 18.
[14] « La Chambre de commerce appuie Stéphane Bédard », Le Quotidien, 16 janvier 2013, p. 22.
[15] « La Chambre de commerce interpelle Québec », Le Quotidien, 16 mars 2013, p. 23.
[16] « Un moment important de notre histoire. Le président de la Chambre de commerce du Saguenay promet un automne chargé », Le Quotidien, 22 juillet 2013, p. 6.
[17] « François Gagné prend la relève », Le Quotidien, 30 août 2013, p. 2.
[18] « Aire marine protégée abandonnée à la demande d’acteurs industriels », Le Devoir, 29 octobre 2020. https://www.ledevoir.com/societe/environnement/588753/aire-marine-protegee-abandonnee-a-la-demande-d-acteurs-industriels
[19] 3 février 2019. Augmentation du salaire minimum à 15 $ l’heure : la CCISF propose une alternative | Saguenay-Lac-St-Jean – Néomedia (neomedia.com)
[20] 21 septembre 2020. https://ccisf.ca/donnees/media/fichiers/Fichiers%20-%20communiques%202020/Communique%20_%20Sondage%20GNL%20_%20CCISF.pdf