Liberté académique: les défis de la lecture du pouvoir

Alexandre Dubé, Professeur d’histoire au Département des sciences humaines et sociales

Liberté académique! Ce syntagme semble devenu à la fois cri de ralliement et rempart. Cri de ralliement, car il invite la communauté universitaire, et plus particulièrement les professeurs qui s’en réclament, à la défense d’un principe qui semble devoir apparaître fondamental à la constitution du savoir. Rempart, car c’est par ce principe que l’on espère mettre à distance les sourdes menaces qui semblent planer sur l’université. Or, depuis quelques semaines, on a découvert, non sans surprise, que tant le principe que les menaces demeurent imprécis. De qui, ou de quoi, la liberté académique doit-elle « nous » protéger? Car il s’agit bien, par-delà les multiples tentatives de définition, de protection dont il s’agit. Contre quoi? Contre « l’orthodoxie ou la menace de représailles et la discrimination » propose l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université. Orthodoxie, représailles et discrimination demeurent des notions largement plastiques; l’identité de ceux qui sont susceptibles de les manier comme armes, et de ceux susceptibles d’en être victimes ne le sont pas moins. La liberté académique concerne-t-elle avant tout les institutions ou les professeurs? Protège-t-elle la liberté d’expression hors de la classe? Est-elle soumise à la surveillance des tribunaux?

À ces questions, on a mobilisé, et on mobilisera encore, les ressources du droit et de l’histoire. Le droit est en effet l’un des remparts privilégiés par nos sociétés qui y trouvent fréquemment la traduction pratique de principes abstraits, circonscrits par des limites que l’on espère toujours plus claires qu’elles ne le sont réellement. Car le droit s’enracine lui-même à l’histoire, appelée à la rescousse quand on découvre que les règles que l’on croyait se suffire à elles-mêmes requièrent, encore et toujours, une interprétation, une indexation entre ce qui doit être, et ce qui est[1]. L’histoire, donc, y compris l’histoire juridique, offre les ressources de la durée, de la tradition, de la coutume. Elle propose des situations, des cas, où les limites ont été tracées, où, parmi la multitude de sens possibles, certains ont été éprouvés, testés, préférés. La liberté académique rejoint donc ces notions « nébuleuses », pour reprendre les mots de François-Olivier Dorais et Vincent Morin en ces pages, qui « constituent », au sens propre, l’essence de l’université. C’est une constitution coutumière certes, faite de principes tacites, implicites, rarement explorés, mais une constitution tout de même. Refaire l’histoire de l’université et de la liberté académique, c’est souvent espérer en révéler l’âme, et éclairer le droit.

Ainsi, Yves Gingras, historien des sciences et l’un des experts nommés par le Gouvernement du Québec pour examiner la question de la liberté académique, a récemment offert dans les médias de brefs rappels historiques (Le Devoir, Radio-Canada, TV5 Monde) sur l’ancienneté même de la notion de liberté académique, évoquant des conflits et controverses entre clercs et théologiens dès le XIIIe siècle ou encore – par un bond quelque peu étourdissant de cinq siècles – les interventions du roi de Prusse blâmant l’enseignement d’Emmanuel Kant en 1793. La leçon qu’Yves Gingras nous appelle à tirer de ce panorama est claire : l’enseignement universitaire a toujours su déranger : d’abord l’Église, puis l’État et désormais une « minorité bruyante » d’étudiants[2].

Je laisse à d’autres le soin de se pencher tant sur les interprétations légales de la liberté académique que sur l’histoire de ses avatars, car je ne suis ni légiste, ni historien de l’université mais historien du pouvoir. Et il me semble que, de l’Église et de l’État à une « minorité bruyante », on parcourt ainsi les éléments d’une transformation subtile, mais importante de notre compréhension et de nos analyses du pouvoir. Ces forces – Église, État, groupes organisés de la société civile – contre lesquelles on invoque la liberté académique ne sont guère les mêmes. Les ressources financières ou coercitives que l’État ou les Églises ont pu, et peuvent encore, mobiliser contre des contenus, des individus, voire même des facultés entières sont d’autant plus faciles à identifier que l’État et les Églises s’annoncent généralement bruyamment comme lieux de pouvoir. C’est cette position, en surplomb du monde universitaire, qui a historiquement conditionné la liberté académique comme processus de mise à distance des États et des Églises. Processus, car cette mise à distance n’est jamais complétée; mise à distance et non rupture, car si l’université s’est parfois opposée aux interventions de l’État, ou de l’Église, elle a largement été créée pour lui offrir ses ressources. L’État et les Églises y ont trouvé leurs serviteurs – officiers de justice, théologiens et éventuellement fonctionnaires.

Quant à cette « minorité bruyante », il ne m’apparaît pas si clair qu’on puisse l’identifier aussi clairement à un groupe organisé. Certains groupes aspirant à exercer du pouvoir au sein de l’université sont aisément identifiables, précisément parce qu’ils s’incarnent en institutions : entreprises, organismes subventionnaires, associations étudiantes, syndicats. D’autres, par contre, semblent déjà plus flous, plus éthérés. Ainsi, la force que l’on prête à la critique issue de la « société civile » est d’autant plus grande qu’on peine à identifier un groupe précis qui s’exprime. Des voix qui s’expriment sont relayées, sinon amplifiées, à l’intérieur de l’institution universitaire et à l’extérieur, par les dynamiques des réseaux sociaux.

Enfin, d’autres forces existent qui traversent l’université, que les spécialistes des sciences humaines et sociales connaissent bien, et dont ils connaissent la portée dans leurs multiples objets d’études, mais qui ne sont que rarement analysées comme telles dans la quotidienneté de la vie professionnelle. Mesurons-nous bien sur nous-mêmes les effets présumés des pressions du conformisme professionnel, de la collégialité, du désir de reconnaissance? Parmi ces forces, certaines apparaissent en outre démesurées, difficiles à saisir tant elles écrasent la pensée. La renaissance du mot « capitalisme », comme explication générale et générique des inégalités actuelles en semble un symptôme[3].

Pouvoir des institutions, des organisations, des individus. Puissance explicite et forces diffuses. Il y a là dans ce tiraillement un bel exemple des évolutions récentes d’une rupture ancienne : la rupture du XVIIIe siècle. Les « Lumières » constituent un moment où les relations savoir-pouvoir sont profondément reconfigurées. Les termes évoqués par les philosophes et penseurs du XVIIIe siècle sont, au-delà de leur caractère parfois un peu fané, encore les nôtres. Car s’il fallait résumer, au risque de simplifier, le maître-mot, l’image-choc de la pensée du XVIIIe siècle ce serait peut-être celui de « système ». Ou systémique?

Car c’est au XVIIIe siècle que le pouvoir se « diffuse », se « décompose ». À la fin du XVIIe siècle, sous l’impulsion de philosophes – mais également de praticiens ordinaires du pouvoir, de commerçants, de botanistes, de mathématiciens – le monde est peu à peu lu comme un assemblage de systèmes imbriqués, gouvernés par des règles qu’une recherche attentive peut espérer découvrir. On s’intéresse d’abord aux systèmes naturels, tels les astres, le corps humain, l’animal, le végétal. Mais on étend bien vite le vocabulaire et le concept de système aux comportements humains collectifs. Soutenu par la croissance des capacités des États à dénombrer leur population, retracer les entrées et sorties de deniers, et enregistrer le mouvement des navires, on s’interroge de plus en plus sur la nature des spéculations boursières, des crises économiques, de l’inflation. Les conséquences collectives inattendues d’actions individuelles suggèrent la possible existence de règles invisibles gouvernant l’humain[4].

Ces réflexions ont des conséquences profondes pour les États et empires européens du XVIIIe siècle : en effet, si des règles et des lois existent et peuvent émerger spontanément de l’interaction naturelle des hommes et des femmes, correspondent-elles bien aux lois et aux règles produites par les rois et les princes? Et si ces règles et ces lois sont capables de contraintes, d’être respectées simplement par la loi du nombre, c’est donc qu’elles peuvent opposer aux rois et aux princes un pouvoir concurrent.

Ces réflexions ont eu des conséquences profondes sur notre imaginaire du pouvoir. Désormais, celui-ci n’était plus uniquement et facilement identifiable dans la ou les personnes s’en réclamant. Il pouvait au contraire être déniché, débusqué en des lieux inattendus, dans des enchaînements de causes et de conséquences devant être révélés par des savants, des chercheurs, des experts. Ce pouvoir parallèle soudainement mis au jour traçait ainsi nécessairement des limites sans cesse renouvelées au pouvoir des États et des Églises – mais des limites mouvantes. Chaque nouveau champ de savoir constitué s’ouvrait ainsi à l’intervention de l’État. Documenter l’évolution et la qualité des productions industrielles suggérait ainsi aux serviteurs de l’État de nouveaux domaines de régulation économique. Produire du savoir sur des territoires coloniaux les offraient ainsi à de nouvelles possibilités d’exploitation. Illustrer les limites et les échecs de l’action des gouvernements pouvait enfin donner l’impulsion à la création de formes renouvelées de contrôle de territoires et de populations. En somme, le pouvoir « révélé » par le savoir était susceptible d’être tantôt une menace, tantôt un outil pour les États du XIXe siècle en quête de puissance[5].

On ne doit guère alors s’étonner des tensions inhérentes au monde universitaire et au savoir institué qu’il représente, tout à la fois critique et instrument du pouvoir. La recherche, et la recherche universitaire au premier plan, a contribué à faire du concept de « société » un lieu traversé de pouvoirs les plus divers, mais aussi les plus diffus. Il est possible de lire l’histoire politique du XIXe siècle comme les tentatives sans cesse renouvelées de domestiquer ce pouvoir diffus, et donc difficile à contrôler, au sein d’institutions offrant leurs mécanismes au regard du plus grand nombre.

Faire un détour par le XVIIIe siècle m’est évidemment une déformation professionnelle – c’est là le terrain de jeu intellectuel qui est le mien. Mais il me semble que ce détour met en lumière l’un des malentendus importants de la crise actuelle, portant sur la nature et le lieu du pouvoir mis en œuvre à l’université. Ainsi, ce désir de démasquer le pouvoir systémique me semble capable d’éclairer au moins partiellement la situation actuelle. Car cette transformation de l’imaginaire du pouvoir, au XVIIIe siècle, se déploie parallèlement aux prétentions des rois et des princes de continuer à mener le jeu. La tentation demeure forte de personnaliser le pouvoir, car le pouvoir insiste lourdement pour se personnaliser. Concevoir le pouvoir comme une propriété cachée présume alors une tentative de dissimulation, voire une malhonnêteté condamnable et sa révélation, comme une disqualification du dissimulateur.

Cette attitude me semble nourrir un certain malentendu quant à la nature de ce pouvoir diffus. Les étudiants et étudiantes politisés d’aujourd’hui sont prêts à relever et dénoncer le tissu de forces et de contraintes qui s’exercent de manière systémique sur la société que nous constituons. Mais, eux comme nous, éprouvons, je crois, de la difficulté à localiser ce pouvoir, à identifier ce qui l’incarne. Les analyses institutionnelles me semblent échouer à rendre compte à la fois du moment présent et de l’échelle globale que les forces que nous percevons confusément semblent adopter. Les étudiants d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, expérimentent leur pouvoir sur le terrain universitaire qu’ils fréquentent. Ils et elles notent, avec raison, la place marginale qui y est accordée aux minorités racisées, aux femmes dans les domaines des sciences et technologies, aux corpus littéraires et artistiques non-occidentaux. À la recherche d’un levier par lequel ils pourraient influer sur ce pouvoir diffus, ils le trouvent dans la figure la plus familière du pouvoir qu’ils fréquentent : le professeur.

Les étudiants me semblent ériger le professeur en synecdoque d’un monde pétri de ces forces systémiques qu’ils rejettent. Il se sentent peut-être davantage encore justifiés de ce jugement que c’est au nom de la liberté académique que nous prétendons exercer un pouvoir souverain sur le choix de la matière enseignée. Pourtant, tous les professeurs savent les contraintes administratives qui pèsent sur leur travail. Il faut rendre des comptes à l’administration universitaire, aux organismes subventionnaires, aux partenaires privés. Nous connaissons notre imbrication dans des hiérarchies professionnelles et savantes. Certaines contraintes sont inhérentes à la « vocation de savant », comme l’écrivait jadis Max Weber : règles déontologiques ou éthique du métier. Il y a des contraintes plus subtiles, et peut-être plus dangereuses aussi : l’autocensure ne trouve pas uniquement sa source dans les discussions d’œuvres sulfureuses en classe. Elle nait aussi de menaces plus ou moins ouvertes de voir des budgets de recherche amputés par des bailleurs de fonds mécontents. Le cas peut-être le plus célèbre de la liberté académique au Canada ne concerne pas des étudiants en colère, mais des recherches financées par une compagnie pharmaceutique souhaitant interdire la publication de certaines recherches (Apotex c. Olivieri).

Il y a enfin aussi les contraintes auxquelles nous sommes peut-être nous-mêmes aveugles. Il y a, dans certaines revendications, une invitation – parfois brutale, souvent nécessaire – à ne jamais cesser de s’interroger sur la nature des contenus pédagogiques, sur les raisons qui ont informé notre choix. Ce sont ces contraintes invisibles, sociales, collectives, diffuses, que les critiques évoquent avec d’autant plus de succès qu’elles peuvent s’ancrer dans un engagement humaniste, présumé reconnaître une égale dignité à tous.

Peut-être surestimons-nous notre liberté créatrice, précisément parce qu’elle nous apparaît un refuge, et que le moment où cette liberté sera soumise à l’épreuve s’y trouve rejeté dans un avenir plus ou moins lointain – dans la validation de notre travail à venir, ou dans un processus de socialisation savante passé. Les forces auxquelles les étudiants se sentent confrontés sont immédiates : la discussion en classe, l’évaluation.

L’ironie me semble découler de ce malentendu, d’un certain amoindrissement de notre capacité collective à institutionnaliser le pouvoir et y ménager une prise. L’étudiant veut incarner les forces systémiques d’un monde qu’il rejette dans la personne de son professeur, et recherche à son appui les forces institutionnelles qui lui apparaissent plus floues, mais dont le professeur connaît bien les capacités contraignantes. Lorsque nous évoquons la liberté académique, il me semble que ce que nous souhaitons affirmer, c’est justement cette forme de souveraineté sur la classe et sur la recherche. Nous choisissons le contenu du cours; le mode pédagogique approprié; les œuvres au programme. Notre programme de recherche est le nôtre. Nous en contrôlons les termes, les variables, les tenants et les aboutissants. Le pouvoir politique, dont les priorités ne sont pas les nôtres, doit donc être tenu à distance. Mais le pouvoir politique n’est peut-être que la forme la plus aisément visible du pouvoir qui se fait sentir sur la classe et sur la recherche – et d’autant plus visible qu’il se laisse voir lui-même. La souveraineté à laquelle nous aspirons est déjà fort entamée. Le pouvoir que nous exerçons, que l’administration universitaire, que les étudiants exercent – à plus forte raison des étudiants presqu’organiquement rassemblés par les réseaux sociaux – bénéficierait sans doute de discussions explicites. Dans ces circonstances, évoquer la liberté académique n’est peut-être avant tout qu’un avatar d’un souhait – voire, une image idéalisée de soi-même – par plusieurs hors de l’université, de se sentir délié des contraintes d’une vie sociale d’autant plus pesantes qu’on nous répète à satiété que nous sommes fondamentalement libres de les ignorer.

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[1] Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2004.

[2] Pour un examen plus détaillé de la querelle médiévale évoquée par Yves Gingras, on consultera Elsa Marmursztejn, « Des avis sans efficace ? La “détermination” théologique entre opinion et norme dans l’université parisienne des XIIIe-XIVe siècle », in Coll. Conseiller les juges au Moyen Âge, Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2014; Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/15258>. Pour le texte de Kant, Le Conflit des facultés, et autres textes sur la révolution, traduction, notes et postface de Christian Ferrié, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2015.

[3] Frank Block, “Problems with the concept of capitalism in the social sciences”. Environment and Planning A: Economy and Space. 2019;51(5):1166-1177.

[4] Parmi la multitude d’ouvrages retraçant cette évolution, on consultera avec profit Jonathan Sheehan et Dror Wahrman, Invisble Hands. Self-Organization and the Eighteenth Century, Chicago, University of Chicago Press, 2015; ou, en français, Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1: La révolution moderne, Paris, Gallimard, 2007.  

[5] James C. Scott, Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale University Press, 1998; Philippe Minard, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998; Timothy Mitchell, Rule of Experts Egypt, Techno-Politics, Modernity, Berkeley, University of California Press, 2002. Pour une élégante articulation du problème, voir Bernard Arcand, Les Cuivas, Montréal, Lux, 2019.

La Correspondance

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