Analyse

Papa, j’ai peur d’aller à l’école à pied

Martin Lavallière, professeur de kinésiologie au Département des sciences de la santé

« Papa, j’ai peur » que tu me dis ! « J’ai peur d’aller à l’école à pied », bien qu’on habite à moins de 300 mètres de celle-ci (« juste 3 minutes de marche » comme tu dis). Cette peur, elle est en constant conflit avec ton envie de liberté et d’autonomie. Et la genèse de cette peur… ce sont les voitures, leur nombre, leur vitesse, leurs trop fréquents « passer près » de toi et tes camarades de classe, mon petit piéton.

Pourtant, toutes les indications sont là, sur ton parcours piéton, pour nous communiquer qu’il s’agit d’une zone scolaire. Une zone de 30 km/h pendant les heures scolaires, des bollards pour la vitesse, des traverses piétonnes, un brigadier scolaire, une école qui fait deux coins de rue, bien ancrée dans un quartier résidentiel dense… mais ça ne semble pas assez.

Moi aussi j’ai peur mon grand. Mais je ne peux pas vraiment te le dire. Je dois te dire que je suis fier de toi, te supporter dans ta volonté d’autonomie et de mobilité piétonne et active. Et je suis fier de toi dans ta quête d’autonomie.

Cette marche, on l’a fait ensemble à de nombreuses reprises l’an passé, alors que tu étais à la maternelle, mais en te tenant la main ou en te suivant avec un peu de recul, car tu voulais marcher « seul comme un grand, comme les plus vieux ». Idem cette année, mais à part la bougie de plus sur ton gâteau, les voitures et les gens qui les conduisent, eux, n’ont pas changé. Les conducteurs, je les vois mieux que toi, c’est normal. J’ai plus d’expérience sur le réseau routier et je suis plus grand que plusieurs des obstacles que l’on croise sur notre trajet. Mais surtout, je m’attends, du moins j’espère, à ce que ces conducteurs me voient [ je fais le choix conscient ici de ne pas dire « que les voitures me voient », car il y a bien un conducteur derrière ce volant, conducteur qui se doit d’être en contrôle de cette masse de ferraille] (voir le Road Collision Reporting Guidelines pour plus de détails). Ce malheureux constat, il est fréquent dans notre grand Québec.

Faisant face aux mêmes observations que toi, CAA-Québec a réalisé une étude terrain et il voit la même chose que toi partout au Québec ! La grande majorité des automobilistes ne respectent pas les limites de vitesse aux abords des écoles. Tu veux la meilleure? La majorité des personnes en infraction sont les parents des enfants mêmes qui fréquentent l’école à laquelle ils vont les porter, en voiture! Pourquoi prennent-ils leur voiture ? Ils invoquent la dangerosité de la marche comme moyen de déplacement vers l‘école ! Ils protègent leurs enfants d’eux-mêmes en exposant les autres enfants à leurs comportements routiers inadéquats. Je sais, tu n’y comprends rien, mais parfois c’est cela les adultes.

Pourquoi roulent-ils si vite me diras-tu ? Ils sont pressés, ils sont distraits… ou ils s’en foutent. Mais à cause de cela, je suis de moins en moins certain qu’ils te voient marcher avec ton petit sac à dos orange, ou même qu’ils te cherchent en conduisant ! Perchés dans leurs nouveaux modèles de plus en plus hauts et gros, ils ne réalisent pas que les angles morts autour d’eux s’agrandissent à vue d’œil (si l’on peut dire!). Et encore, s’ils n’ont pas déjà le nez dans leur cellulaire. Ils ne sont pas conscients que pour la plupart d’entre eux, tu disparais de leur champ de vision dès qu’ils conduisent vers toi. Certains de ces « giga camions » comme tu les appelles, ont maintenant des angles morts avant plus longs que leurs propres longueurs ! C’est 3,3 mètres de plus que certaines voitures et 2,1 mètres plus longs que certains VUS.

On ne peut mettre un brigadier à chaque intersection que tu traverseras, et faire de même pour tous tes collègues de classe et les autres écoles de la région. À ton âge, lorsque j’habitais à Québec (à Beauport plus précisément), moi j’ai eu la chance d’avoir des brigadières à deux intersections névralgiques de mon parcours de 600 m : Mme Marie et Mme Gertrude. Il ne m’est jamais rien arrivé, heureusement. Mais ça n’a pas empêché ces mêmes brigadières de se faire frapper à ces intersections sur lesquelles elles veillaient pour notre sécurité. Mme Marie est toujours fidèle au poste, 33 ans plus tard, gardienne de la sécurité des enfants qui habitent dans le quartier de papi et mamie. C’était il y a plus de 30 ans. Pourquoi les choses n’ont-elles pas changé me diras-tu ?

Protégeons aussi les Marie [brigadière] avec une conduite plus prudente.

Les pistes de solutions sont simples pourtant, un quartier d’Arvida l’a compris. Il faut ralentir. Ralentir. Un si petit mot qui a pourtant de si grandes répercussions pour toi.

L’organisation urbaine, notre manque de temps chronique (à nous, les adultes) et le fait simple et pourtant maintes fois éprouvé que la vitesse tue nous mettent face à une réalité assez claire : il faut revoir nos déplacements et nos horaires afin d’arrêter de prendre nos rues pour une piste de course. Cette vitesse et le « tout à l’auto » ont des répercussions bien au-delà de ta sécurité routière. Ils influencent l’air que l’on respire, l’isolement social, et même l’obésité. Mais là n’est pas le point. Ces modes de transport rapide ne sont peut-être qu’une folle fuite en avant vers notre mauvaise santé collective.

Cyclistes utilisant une bande cyclable qui traverse un passage pour piétons, à Londres, en Angleterre. (source: Wikipedia)

Pourtant, on peut concevoir et construire les rues et les routes pour la sécurité routière et non la vitesse, tout en conservant la mobilité de tous. Des modèles comme les « Complete streets » sont des interventions éprouvées qui réduisent les blessures et les décès. Ils nécessitent même moins d’interventions auprès des conducteurs, car des signaux et l’infrastructure permettant un autoapprentissage y sont intégrés (ex. des voies moins larges, des saillies de trottoir). Leurs caractéristiques géométriques « auto-exécutoires » obligent les conducteurs à obéir au Code de la route sans la menace d’arrestation policière. Et bien que la technologie embarquée dans les véhicules puisse être un élément essentiel de la conception de routes sûres, simplement réduire la vitesse des véhicules réduit le besoin d’utiliser les systèmes automatisés à action rapide pour éviter les collisions. On peut faire ce choix pour les milieux de vie que l’on habite.

Mais j’ai confiance mon grand. J’ai confiance que l’on peut faire le choix, en société, de se donner la chance de vivre dans nos espaces sans avoir à craindre de se faire écraser par une voiture à chaque pas que l’on fait. J’ai confiance que l’on peut vivre en partageant nos routes en prenant conscience que cette personne devant nous ou à côté de nous, ça pourrait être nous, ou même toi. Il ne devrait pas incomber à toi et tes collègues de classe d’assurer votre sécurité sur notre réseau routier. Vous êtes les enfants, nous sommes les adultes, et vous apprenez par observation. Nous devons vous donner l’exemple.

Vas-y mon grand: pars à l’école à pied. Regarde des deux côtés de la rue avant de traverser, mais surtout regarde devant toi, le futur. Tu verras, les choses vont aller pour le mieux.